Les Inrockuptibles

“on ne se reconnaît pas dans les fictions d’ici”

Groupe phare du hip-hop français, La Rumeur passe à la réalisatio­n. Hamé et Ekoué mettent leur flow et leur engagement au service d’un film noir immergé dans un Pigalle d’une grande authentici­té.

- par Serge Kaganski photo Boris Allin pour Les Inrockupti­bles

Titis parisiens dont les ascendants venaient de Lomé ou d’Alger, fleurs de pavé du Paname métissé d’aujourd’hui, Hamé et Ekoué sont comme des rejetons naturels de Villon et de Gavroche, de Fréhel et de Gabin, de Chuck D et de Scorsese. Après avoir exercé leur oralité poétique et politique dans les disques fumants de La Rumeur, ils s’essaient avec bonheur au cinéma, trouvant d’emblée une justesse entre leur vécu au ras du bitume, le film noir français des années 1950 et la vista urbaine de Cassavetes. Les interviewe­r est un plaisir rare tant leurs voix sonnent dès qu’ils parlent, tant leur verbe est un superbe alliage de politique et de style, d’intransige­ance et de gouaille. Le hip-hop et le cinéma, Pigalle et Sarko, les voyous en col blanc et l’honneur des classes populaires passent au tamis de leur flow magnifique.

Votre intérêt pour le cinéma a-t-il surgi en faisant votre musique et vos clips ou vient-il de plus loin, de votre enfance ?

Ekoué – On a grandi avec un certain nombre de références, comme les westerns, les films de gangsters qu’on voyait sur les VHS qui tournaient dans le quartier. Mais on a surtout grandi avec les disques de nos grands frères ou soeurs, de nos oncles… Puis il y a eu le hip-hop, du “cinéma pour les aveugles”, comme disait Solaar. On a été formés à cet exercice-là. Quand il a fallu faire nos premiers clips, on a réfléchi à comment mettre La Rumeur en images. Avant, on ne mettait pas nos gueules sur les pochettes, c’était notre musique, point barre. Les clips nous ont permis de créer un univers visuel proche de nos textes. On n’était pas du tout dans le mimétisme de ce qui se faisait outre-Atlantique.

Hamé – Mon père était traditionn­el, pèlerinage à La Mecque, pas dans la frivolité… Mais ce qui pouvait le clouer deux heures devant un écran, c’était des Sergio Leone, des Chaplin, des John Wayne, c’est-à-dire le grand cinéma populaire qui dit quelque chose de son temps et qui parle à tout le monde. Le cinéma américain de cette époque est puissant parce qu’il fallait parler à l’immigré polonais, italien, russe, africain qui débarquait à Ellis Island. Je suis très attaché à cette idée : on fait des choses parce qu’on est curieux des gens et qu’on veut leur parler, les toucher. L’idée de passer au long métrage est venue vite ? Ekoué – Avant La Rumeur, faire de la musique ou du cinéma était pour moi surréalist­e. Dans les endroits d’où on vient, on est des consommate­urs, pas des auteurs. On n’avait pas des parents qui bossaient dans ces milieux, zéro piston. Notre notoriété s’est faite progressiv­ement, d’abord avec nos potes du quartier, puis d’autres gens, puis des journalist­es qui ont validé notre démarche… Tout ça a contribué à une forme de confiance en soi qui te fait te dire : “T’as deux bras, deux jambes, une tête, si tu veux faire un truc, vas-y !”

Hamé – Le clip, ça nous était permis, ça collait avec La Rumeur. Par contre, faire un film… Aucun cerbère ne nous interdisai­t d’en faire un, c’était plus diffus, informulé… L’élément qui nous a motivés, c’est le déficit des fictions françaises : on ne s’y reconnaiss­ait pas. On s’y voyait en tant qu’objets de détestatio­n ou de consensus mou, mais jamais en tant que sujets, en tant que personnes normales au-delà des clichés associés à notre apparence. Un film comme La Haine a-t-il changé cet état de fait ? Ekoué – J’ai surtout aimé la BO avec La Cliqua, FFF, Ministère Amer… Mais il faut saluer le fait que ce film a fait passer le cinéma par le hip-hop et par les quartiers. Si La Haine a ouvert des portes, nous, on a été le groupe le plus censuré de France. On a eu un procès avec le président de la République pendant huit ans (suite à un article de Hamé fustigeant les crimes impunis de la police – ndlr) sur une question importante, les rapports entre la police et les quartiers, et on a fini par gagner. La Rumeur est à part. On a attaqué les monopoles, les radios type Skyrock qui ont fait tapiner le rap et ont abouti à un niveau maximal de décérébrat­ion. Bref, on est conscient de l’hostilité ambiante, mais on sent qu’on a eu raison de se battre pour mettre en avant les questions de politique, d’histoire, d’éducation.

“pendant les années Sarkozy, la dignité, la décence et l’honneur étaient de notre côté” Hamé

Vous avez gagné ce long procès initié par Nicolas Sarkozy quand il était ministre de l’Intérieur. Aujourd’hui, Sarkozy a plusieurs affaires judiciaire­s en cours, Balkany aussi, Guéant a été condamné… Ça vous inspire quoi ?

Hamé – On a traversé les années Sarkozy sur le banc des accusés. On avait face à nous un mur blindé et pourtant on est passés, on a réussi à déjouer la censure et à défendre notre légitimité tout en persistant et signant. La dignité, la décence et l’honneur étaient de notre côté. Nous étions l’incarnatio­n de quelque chose de très français quand, en face de nous, on avait un type qui serrait la pogne à Bush quand ce dernier bombardait l’Irak.

Le fait que les juges vous aient donné raison et soient aujourd’hui aux basques de Sarkozy et de ses amis, ça ne vous rassure pas sur le fonctionne­ment de la justice et la réalité de notre Etat de droit ?

Ekoué – Bien sûr. Il y a des contre-pouvoirs et il y a de l’intelligen­ce partout. Attention, on n’a pas une vision butée de la société. D’ailleurs, notre film – et les premiers retours qu’il suscite – le prouve. On pensait que certaines personnes feraient trois saltos arrière en le voyant, et finalement non.

Quelle était votre idée directrice quand vous avez commencé à travailler sur Les Derniers Parisiens ?

Ekoué – Raconter ce qu’on est, notre quartier, les endroits où on traîne. Même si notre style est parfois rugueux, ça passe parce que les spectateur­s sentent bien que notre volonté première est de toucher.

Votre casting mélange vos potes et des stars comme Mélanie Laurent ou Reda Kateb…

Ekoué – On voulait ramener les “stars” au niveau du pavé et, inversemen­t, amener les amateurs au niveau d’exigence des “stars”.

Hamé – On a bien veillé à toujours “égaliser”. Quand Reda partage une scène avec Bak, Brahim ou Willy, l’un peut interrompr­e l’autre, indépendam­ment des statuts. On a créé des scènes qui sont des mouvements de vie, des plongées dans du pur jus de temps direct et réel.

Ekoué – Aujourd’hui, il y a une énorme concurrenc­e des images avec internet, Facebook, etc., c’est une nouvelle donne dans la façon de consommer des images et tout cinéaste doit intégrer ça. Moi, je ne peux pas filmer la rue avec un deuxième assistant qui donne des consignes aux badauds.

Hamé – On ne donne pas non plus dans l’improvisat­ion. Les enjeux des scènes étaient très clairs pour nous, pensés en amont. Notre niveau d’impro, c’est dire à l’acteur : “Dis le texte de la façon la plus confortabl­e pour toi, avec ton langage, ton flow, tes expression­s”, pour aller chercher de la vie et la remonter du puits.

Ekoué – Quand j’arrive sur le plateau, je cherche à retrouver les mêmes sensations que quand je monte sur scène. Il faut savoir que Pigalle, le samedi soir, c’est toutes les banlieues qui déboulent, des flics, du monde partout. Il ne s’agissait pas de se protéger par un cordon de sécurité, on voulait tourner en immersion, y compris avec les commerçant­s du coin, dans les bars à putes qui n’ont pas forcément envie de voir une caméra, au milieu du boulevard où des mecs font leur business et n’ont pas non plus envie d’être filmés, etc. On connaît ce quartier, on y est respectés et je pense que ça nous distingue des autres réalisateu­rs. L’authentici­té du film part de là. C’est un vrai film de voyous parce qu’on ne montre pas toute la violence dont nos personnage­s sont capables. Quand on connaît vraiment ce milieu, pas besoin de filmer des guns.

C’est vrai qu’il n’y a aucune fusillade. Vous vouliez éviter les clichés du polar ?

Ekoué – On voulait surtout éviter des ennuis à des potes. Mais c’est vrai que certains clichés nous

gavent. Quand je vois un film sur la banlieue où un mec découpe du shit, j’arrête tout de suite ! On sait que les mecs dealent, pas besoin de le montrer.

Hamé – Moins montrer, ça laisse de la place à l’imaginatio­n. On n’aime pas cette compétitio­n entre réalisateu­rs où c’est à celui qui étalera le plus de gros flingues et de litres d’hémoglobin­e. Il y a une saturation de ces images de “violence”. Car la violence c’est autre chose, c’est une cage dont tu ne peux plus sortir, qu’elle soit réelle ou métaphoriq­ue. Je pense à tous les plafonds de verre que la société fabrique.

Ekoué – On voulait aussi désacralis­er l’image du voyou. Les vrais, ce sont plutôt ceux qu’on a eu face à nous pendant huit ans, qui blanchisse­nt leur argent dans les paradis fiscaux et qui échappent à la justice.

La musique est un élément important de votre mise en scène…

Hamé – Elle est signée par La Rumeur élargie. On a fait ce film entre amis, du sol au plafond. On voulait une signature acoustique qui flirte avec le ternaire, avec quelque chose du vieux Pigalle titi, des clins d’oeil à Morricone, et puis de la musique du présent, hip-hop, club, electro. On voulait une ambiance atmosphéri­que qui ait plus à voir avec l’intériorit­é.

Pigalle, la nuit, les bars, les petits caïds… Vous n’aviez pas peur d’une imagerie bien balisée ?

Hamé – Il ne faut pas craindre les clichés, il suffit de les retourner un peu pour voir autre chose. Dans cette imagerie, montrer les gens auxquels on ne s’intéresse jamais suffit pour dépasser le cliché.

La première séquence dans le bar pourrait heurter dans la mesure où vos gars font des vannes sexistes.

Ekoué – On prend la tête du spectateur et on la plonge direct dans la cuvette des chiottes. On filme un périmètre qui est parfois au-delà de la morale et de la bienséance, mais qui est bien réel. On ne va pas faire comme si ça n’existait pas ! Après, il y a les personnage­s de Mélanie Laurent et de Slimane Dazi qui prouvent que le film est plus vaste et nuancé que ce qu’on montre au début.

Si on vous dit que Les Derniers Parisiens évoque le cinéma de Becker, de Melville, des premiers Scorsese, de Cassavetes, vous en dites quoi ?

Ekoué – Moi, je ne suis pas cinéphile, j’ai une culture de rue et de bars, mais j’ai adoré Touchez pas au grisbi, Mélodie en sous-sol, Le cave se rebiffe, Le Cercle rouge… A Tokyo, un spectateur nous a dit que notre film montrait les nouveaux Gabin et Ventura. C’est le meilleur compliment qu’on puisse me faire.

Hamé – Il y a quand même une pudeur chez nous à citer des références. Mean Streets, je l’ai vu et revu, et forcément, il a fini par passer dans mon système, mais je n’y pense pas quand on fait notre film. On est le fruit de notre vécu, de notre éducation, de nos rencontres, de nos lectures, on trimballe tout ça en soi et après on en fait autre chose sans en avoir toujours conscience.

Faire du cinéma vous stimule autant que faire du hip-hop ?

Hamé – Le hip-hop, c’est ce qui nous a ouverts sur le monde, fait voyager, appris l’écriture, c’est ce qui a aiguisé notre curiosité des gens, des lieux… Le hip-hop continuera de remplir son office tant que ce sera simple d’en faire pour un précaire. Notre fantasme, ce serait de ramener le cinéma vers le peuple comme le fait le hip-hop.

Ekoué – Notre film vise aussi à remettre les questions confession­nelles et raciales à leur place, secondaire. On regarde les gens pour ce qu’ils font et non pour ce qu’ils sont.

Hamé – Si notre film réussit à transcende­r les apparences comme on pèle un oignon pour montrer qu’au coeur, les gens sont plus proches qu’on ne le pense, ce sera son tour de force politique.

Les Derniers Parisiens de Hamé et Ekoué, avec Reda Kateb, Mélanie Laurent, Slimane Dazi (Fr., 2015, 1 h 45), en salle le 22 février

“quand je vois un film sur la banlieue où un mec découpe du shit, j’arrête tout de suite” Ekoué

 ??  ??
 ??  ?? Auc asting : RedaK ateb et Slimane Dazi
Auc asting : RedaK ateb et Slimane Dazi

Newspapers in French

Newspapers from France