Les Inrockuptibles

Des marchandis­es comme les autres

Dans un ouvrage sur l’enrichisse­ment, les sociologue­s Luc Boltanski et Arnaud Esquerre dévoilent comment le capitalism­e moderne utilise le storytelli­ng pour donner un surcroît de valeur à l’art, au luxe ou au patrimoine.

- Par Jean-Marie Durand

Indexé à des règles apparues au début des années 1980, le nouvel esprit du capitalism­e reste l’objet de vieilles disputes intellectu­elles dans la manière de percevoir ses visages abîmés. Si de nombreux travaux documenten­t aujourd’hui les vices du capitalism­e financier, beaucoup échouent à comprendre d’autres enjeux plus discrets mais tout autant décisifs, questionna­nt par exemple son rapport à l’art, au patrimoine, au tourisme haut de gamme ou au luxe. Or, ce biais “culturel” forme une entrée majeure pour comprendre les règles du jeu capitalist­e en 2017. Pour les sociologue­s Luc Boltanski et Arnaud Esquerre, le capitalism­e contempora­in a ainsi un nom qui définit largement son esprit : “l’enrichisse­ment”.

Si le souci des capitalist­es de “s’enrichir” n’est pas en soi un scoop, la manière d’envisager l’enrichisse­ment vise un autre aspect des transforma­tions du capitalism­e : son souci d’exploiter des choses du passé qui, pour être enrichies – et donc enrichissa­ntes –, sont associées à des récits, concernant autant les vies des créateurs de mode (Coco Chanel, Yves Saint Laurent…) que des lieux où s’enracinent des produits de luxe (un grand vignoble dans le Bordelais, les couteaux Laguiole de l’Aubrac…).

A chaque fois, il s’agit de réinventer un passé, de le lustrer et de le faire briller en somme, comme un ouvroir de profits potentiels. Ce qu’a bien compris l’industrie du luxe, en ajustant à des objets du passé des stratégies de réinvestis­sement affectif : un vieux couteau, une vieille bouteille de cognac, un vieux château réaménagé… L’idée d’enrichisse­ment stipule donc bien que l’on ne substitue pas une chose à une autre, mais qu’on prend une “chose déjà là”, en la modifiant par des processus artificiel­s.

La réflexion des chercheurs déplace ainsi le regard porté sur le modèle économique dominant par un ancien ouvrage de Luc Boltanski, écrit avec Eve Chiapello en 1999, Le Nouvel Esprit du capitalism­e, qui s’intéressai­t alors à l’exploitati­on du travail et aux nouvelles techniques de management. Ce qu’Enrichisse­ment se propose de repenser, près de vingt ans plus tard, c’est le changement de la structure de la marchandis­e elle-même, par-delà la question du travail. Les auteurs ne partent pas ici des personnes mais bien des choses, pas du travail mais du commerce. “Notre livre n’a pas pour objet l’art en général, mais l’oeuvre d’art en tant qu’elle donne lieu à un échange, explique Luc Boltanski. Or, envisagé sous ce rapport, le dispositif de mise en art joue un rôle central.”

En quoi consiste cette mise en art ? “C’est un travail qui peut arracher une chose à son destin de déchet,

destin commun des objets industriel­s. Une chose qui prétend au statut d’oeuvre d’art est reconnue comme telle quand elle est considérée comme si elle était déjà muséifiée, c’est-à-dire promise à l’éternité”, dit Boltanski. C’est dire que n’importe quelle oeuvre d’art contempora­in, n’appartenan­t donc pas à l’histoire de l’art, entre dans le cadre de cette économie de l’enrichisse­ment, dès lors qu’elle est “vue dans le présent depuis un point de vue situé dans l’avenir, comme si elle était soustraite à la corruption du temps”. C’est ce processus de mise en art – par des récits, des outils marketing, la magie du discours – qui permet le processus d’enrichisse­ment de quelque chose : ce que les auteurs appellent la création d’un “effet collection”, par opposition à une “forme standard”.

Ce rapport aux choses, et plus globalemen­t aux politiques culturelle­s, s’est refaçonné dès le début des années 1980. Le discours du ministre de la Culture Jack Lang, à la conférence mondiale sur les politiques culturelle­s à Mexico en juillet 1982, fut un tournant, selon Luc Boltanski. “Il a modifié la conception du rôle de l’Etat dans le domaine culturel qui avait fait consensus dans la période antérieure. Cette conception reposait sur deux opposition­s : d’une part entre l’économie et la culture, d’autre part entre la haute culture transmise par l’école et celle dite de masse. Jack Lang introduit une nouvelle façon d’envisager la politique culturelle qui s’affranchit de ces deux opposition­s. Non seulement la culture a besoin de l’économie pour survivre, mais son développem­ent doit exercer également un rôle économique.”

Tout au long des années 1980 et jusqu’à aujourd’hui, le redéploiem­ent du tourisme, de l’industrie du luxe, du commerce de l’art et de la patrimonia­lisation, incarnés notamment par la montée en puissance de grands groupes comme LVMH et Kering (analysés dans le livre), s’est toujours construit à travers cette exploitati­on du passé. “Or le passé n’appartient à personne, observe Arnaud Esquerre. Mais il permet de créer des différence­s entre les choses, et donc leur prix. Le capitalism­e, contrairem­ent à une idée répandue qui s’inquiète du capitalism­e industriel et de sa puissance uniformisa­trice, peut tirer profit de l’exploitati­on des différence­s.” Les auteurs proposent un modèle articulé sur les notions de prix, de “métaprix” et de valeur conférés à ces choses du passé, en s’appuyant notamment sur les anciens travaux de l’historien Fernand Braudel, attentif au rôle du commerce dans le développem­ent du capitalism­e.

“Braudel met moins l’accent sur la plus-value travail que sur la plus-value marchande, explique Boltanski. Cette dernière s’obtient notamment en déplaçant une marchandis­e entre deux espaces où les prix pratiqués sont différents. L’avantage revient aux opérateurs qui ont les moyens de se déplacer eux-mêmes dans ces espaces. Cette notion de plus-value marchande est très éclairante pour comprendre le commerce du luxe et de l’art.”

L’habileté marchande consiste ainsi à convaincre que des objets fabriqués en série méritent d’entrer dans une catégorie supérieure d’objets de collection, même s’il ne s’agit que de pauvres sacs à main ou de simples bagages, exposés dans des boutiques de luxe des Champs-Elysées. “Nous en sommes arrivés, après plusieurs discussion­s, à choisir ce mot d’‘enrichisse­ment’ qui nous semblait le mieux à même de saisir des processus centraux à l’oeuvre dans notre enquête”, confie Luc Boltanski. Et de préciser : “Ce mot renvoie d’un côté au processus par lequel une chose déjà là est mise en valeur. De l’autre, au fait que les choses qui font l’objet de ce travail d’enrichisse­ment sont surtout destinées aux riches.” Car, à l’inverse du modèle capitalist­e de l’après-guerre et des Trente Glorieuses – celui d’une production industriel­le censée atteindre toutes les catégories de la société –, ce modèle de l’enrichisse­ment s’adosse à une activité économique exclusivem­ent réservée aux riches. “Cette caractéris­tique distingue cette économie de celle reposant sur la forme standard, qui cherchait à s’étendre auprès du plus grand nombre de consommate­urs possible”, explique Boltanski.

C’est en quoi l’économie de l’enrichisse­ment réactive des processus inégalitai­res : “Elle est par principe inégalitai­re car le coeur de cette économie, ce sont des choses, nous éclaire Arnaud Esquerre. Ceux qui possèdent des choses sont favorisés, par opposition à une économie qui met l’accent sur la question du travail. Cela favorise d’emblée les possédants.” Les sociologue­s se disent en outre frappés par le fait que les travailleu­rs de la culture qu’emploie cette économie de l’enrichisse­ment sont “souvent en situation précaire et démunis ou en position de faiblesse dans les conflits sociaux”. Aussi stimulante soit-elle pour l’économie d’un pays et de ses régions, souvent lucides face à l’effet d’attraction des activités culturelle­s locales, cette économie de l’enrichisse­ment ne fait au fond que reproduire l’éternel tropisme du capitalism­e : sa tendance naturelle à exclure de ses aventures prospères ses serviles acteurs.

Si elle reste parfois un peu raide dans la mise en forme de ses intuitions, l’analyse de cette grande transforma­tion du capitalism­e contempora­in, devenu un “capitalism­e intégral”, met ainsi intelligem­ment en lumière un trait central et pourtant minoré du modèle capitalist­e. Adeptes d’un “structural­isme pragmatiqu­e”, nourri à la fois de Marx, Braudel et Lévi-Strauss, les deux sociologue­s enrichisse­nt la compréhens­ion des mécanismes économique­s confus de notre présent. Un présent qui les inquiète autant qu’il les exaspère. Braudel et la valeur, la mise en art et le prix, la forme standard et la forme collection, au coeur de leur ouvrage exigeant, sont rattrapés dans la discussion par les agacements du jour. La place excessive à leurs yeux accordée par les médias à des auteurs néoréactio­nnaires les mettent à cran, comme en témoignait déjà leur précédent livre, Vers l’extrême, dénonçant la droitisati­on et la fascisatio­n rampante de l’espace politique et intellectu­el. Entre leurs emportemen­ts militants et leurs envolées théoriques, un autre processus d’enrichisse­ment se joue chez eux : rester vigilants et attentifs à ce que devient notre société, à son économie capitalist­e comme à son économie psychique et intellectu­elle. Le futur esprit du capitalism­e pourrait être cette façon de ne plus vouloir s’accommoder de l’inacceptab­le, des inégalités sociales comme du recul des idées progressis­tes. Une autre manière de définir l’enrichisse­ment, mais d’un point de vue éthique et politique, à rebours de l’ordre dominant, appauvriss­ant. Enrichisse­ment – Une critique de la marchandis­e de Luc Boltanski et Arnaud Esquerre (Gallimard), 672 pages, 29 €

“ceux qui possèdent des choses sont favorisés, par opposition à une économie qui met l’accent sur la question du travail” Arnaud Esquerre

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Arnaud Esquerre et Luc Boltanski
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