Les Inrockuptibles

Dans la forêt de Gilles Marchand

Un père, ses deux fils et la forêt. Un silence qui donne le sentiment de ne pas être seul. Des puissances primitives hantent cet inquiétant conte.

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Après Qui a tué Bambi ? et L’Autre Monde, Dans la forêt, le nouveau film de Gilles Marchand, est une merveille, à plus d’un titre hantée. Au premier plan, par une silhouette lugubre qui rôde dans une forêt du nord de la Suède où un jeune père et ses deux petits garçons crapahuten­t pour les vacances d’été. La deuxième zone d’ombre est celle qui va assombrir peu à peu le visage de ce père faussement papa (Jérémie Elkaïm, parfait d’équivoque).

Moins visible mais tout aussi prégnante, une dernière couche de mystère se déploie quand les deux enfants, à l’épreuve de leur père virant bizarre, se partagent le yin de la raison (l’aîné) et le yang de l’imaginaire (le cadet), sans que jamais ces antipodes ne se rejoignent en une quelconque harmonie. Mais c’est surtout la globalité du film qui alerte, comme un aparté plus ou moins conscient. Un film d’horreur réglo, mais qui tout en se pliant à la loi fondamenta­le du genre (tuera-tuera pas ?) s’en affranchit.

En regard de ses mentors de toujours, Lynch, Kubrick et Hitchcock (il y a pire comme terre natale), Gilles Marchand distille un suspense bien à lui, une angoisse autochtone, qui n’est pas tant suspendue à la résolution de l’énigme, d’ailleurs irrésolue, qu’à une question taraudante elle aussi sans réponse : qu’est-ce qui se cache au coin du bois de nos existences ? De quels gouffres nos vies sont-elles faites ? De quelles inquiétude­s (qui à la fois repoussent et excitent le monstre, ou présumé tel, qui somnole en nous) ?

A la manière de Couperin, Dans la forêt est une magnifique “leçon de ténèbres” dont le lamento n’est pas une jérémiade mais une mélancolie de fond, une insurmonta­ble impression d’abandon, augmentée en osmose par la musique originale de Philippe Schoeller, elle aussi enténébrée. Dans les limbes du film, on songe aux récits nuageux de Stifter (Les Grands Bois), on rêve aux tableaux brumeux de Caspar David Friedrich, à certains flous de Gerhard Richter quand l’image (travail somptueux de Jeanne Lapoirie) refuse la netteté. Dans la forêt parle du silence. Un silence qui, tel le “bruit” de la neige au dernier plan du film, donne le sentiment de ne pas être seul. Quelque chose est là, aux aguets, qui retient sa respiratio­n, ni une personne, ni un animal, plutôt une profondeur, un principe général de vie qui englobe toute la forêt et les mortels qui sont venus déranger sa permanence. On dit des forêts qui ont échappé à l’exploitati­on des hommes qu’elles sont primales. Dans la forêt est un récit primal. Ses protagonis­tes parcourent en voyageurs venus d’ailleurs une contrée qui leur semble familière et qu’ils entendent bien habiter. Mais, persuadés qu’ils sont sur le bon chemin, ils se sont égarés depuis longtemps et le refuge de la nature, paradis perdu ou à venir, est une maison délabrée. Des orphelins de père en fils, comme une fratrie fédérée par la même blessure inguérissa­ble, le même sentiment de dissipatio­n d’une origine ancestrale qui excède la civilisati­on. Dans la forêt se cachent des arbres et, derrière eux, en embuscade, l’enfance d’un monde qui nous a précédés et nous survivra. Gérard Lefort

Dans la forêt de Gilles Marchand, avec Jérémie Elkaïm, Timothé Vom Dorp, Théo Van de Voorde (Fr., 2017, 1 h 43)

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