Les Inrockuptibles

Il était une fois le Bronx

Dans ses mémoires, la journalist­e féministe américaine Vivian Gornick analyse le déterminis­me social et la vie des femmes au sein de sa famille. Très fort.

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Deux femmes se promènent dans New York, de Manhattan à Central Park. L’une a 77 ans et l’autre a dépassé la cinquantai­ne. Toutes deux s’exaspèrent mutuelleme­nt au cours de disputes qui semblent ritualisée­s, puis finissent par se lasser. Ainsi, Vivian Gornick, figure emblématiq­ue du féminisme outre-Atlantique, décrit-elle la relation passionnel­le qu’elle entretient avec sa mère.

Publié aux Etats-Unis en 1987, son Attachemen­t féroce n’avait jusqu’à aujourd’hui jamais été traduit en français. En 2015, alors âgée de 80 ans, la journalist­e a confié dans une interview au Guardian sa façon d’envisager l’écriture autobiogra­phique : “Pour qu’un livre de mémoires soit de la littératur­e, il doit avoir un principe d’organisati­on, une idée, quelque chose qui lui donne de la valeur.” C’est le cas de ce texte où Gornick utilise le prisme de la relation mère-fille pour analyser sa vie, ponctuant de souvenirs et de réflexions les conversati­ons avec sa mère âgée.

Née en 1935 dans le Bronx au sein d’une famille juive yiddishoph­one, Gornick décrit ce milieu populaire et tout particuliè­rement son immeuble où les familles vivent les unes sur les autres. Les hommes sont majoritair­ement absents : partis, morts ou au travail. Les femmes, pour la plupart tout juste débarquées d’Europe centrale, passent leur temps dans la cuisine de l’une ou de l’autre, s’interpelle­nt depuis les coursives, s’entraident et cancanent. Cette reconstitu­tion du Bronx de l’immédiat après-guerre, “patchwork de territoire­s ethniques imbriqués”, donne un intérêt presque ethnograph­ique au livre, tout en lui conférant la saveur d’un film en noir et blanc.

Vivian Gornick observe ces femmes qu’elle tire de l’oubli à travers les relations qu’elles entretienn­ent

avec les hommes. Elle analyse leur degré d’indépendan­ce, leur vision du sexe et du mariage. Et, parce qu’elle a dépassé la cinquantai­ne au moment où elle écrit ce livre, la journalist­e est en mesure de se poser ces mêmes questions à propos de sa propre vie, mesurer ses erreurs et ses victoires, dresser sans complaisan­ce, mais avec beaucoup d’humour, son autoportra­it. Gornick a toujours ressemblé à sa mère. Il lui a fallu des années pour construire malgré tout son indépendan­ce et son livre est aussi cette histoire-là : celle de quelqu’un qui trouve dans le travail intellectu­el un moyen de se forger une personnali­té et se libérer de l’emprise des hommes car “pas un ‘je t’aime’ au monde ne pourrait valoir ça”.

Au-delà de la simple relation mère-fille, Gornick pose bien entendu la question du déterminis­me social, inévitable dans son cas. Que signifie grandir dans le Bronx de cette époque-là ? La journalist­e se souvient de l’année où elle a été admise à l’université de New York, sa découverte de l’art et de la littératur­e, la façon dont les études l’ont éloignée de son milieu d’origine. Car la fac était “quelque chose qui s’apparentai­t à la trahison”. “Je vivais encore parmi les miens, mais je n’étais déjà plus l’une des leurs.” Sylvie Tanette

Attachemen­t féroce (Rivages), traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Laetitia Devaux, 265 pages, 20 €

cette reconstitu­tion de l’immédiat après-guerre donne un intérêt presque ethnograph­ique au livre, tout en lui conférant la saveur d’un film en noir et blanc

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