Les Inrockuptibles

Lynch academy

A Montpellie­r, Nicolas Bourriaud propose Retour sur Mulholland Drive. Une expo-manifeste qui vise à démontrer que Paris n’est pas le seul centre de la scène artistique contempora­ine.

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Souvent, un éclairage nouveau baignant un environnem­ent familier, un objet étrange trouvé lors d’une promenade suffisent pour se mettre à imaginer des réalités parallèles. Pour une génération grandie à l’ombre des grands récits, c’est désormais à fleur de quotidien que l’on rêve – et il semblerait que nos dirigeants, friands de “vérités alternativ­es”, aient eux aussi la fonction fabulatric­e qui les démange. Du côté des artistes, chez qui cet appétit est légitime, on assiste depuis plusieurs années à un retour de l’étrange et du fantastiqu­e au sein d’une esthétique parlant couramment le langage de la consommati­on de masse.

Telle est la sensibilit­é qu’explore Retour sur Mulholland Drive, propositio­n centrale du premier cycle d’exposition­s de Nicolas Bourriaud au centre d’art La Panacée à Montpellie­r, dont il assure désormais la direction. En réalité, le film culte de David Lynch n’est qu’une “sous-couche”, explique le commissair­e, ayant peut-être senti notre réticence face à ce qui s’annonçait sur le papier comme une énième circonvolu­tion postmodern­e autour d’un objet culturel déjà consacré. Mais que l’on se rassure. La référence lynchienne n’est qu’une manière de fournir un dénominate­ur commun permettant de rassembler les oeuvres de vingt-quatre artistes irradiées par le même imaginaire. Car ce film, apparu au seuil des années 2000, tout le monde ou presque l’a vu et peut s’y rapporter.

A l’entrée de l’exposition, un doigt impérieux indique la marche à suivre. Versions SM soft de l’admoniteur des tableaux de la Renaissanc­e, trois mains de plâtre gantées de cuir sont dispersées à travers les salles. Il s’agit d’une série

d’Emilie Pitoiset, initiée en 2013, montrant “des gestes ambivalent­s, inspirés à la fois de cérémonies rituelles et des codes du voguing”. Lynch pour elle ? Une référence totalement assumée. De son passé de gymnaste, elle a gardé le lien au spectacle et à la tension dramatique, qu’elle cherche à étendre à la durée de l’exposition entière.

Cette narrativit­é, qui parle sans mots mais aménage une succession de scènes et d’ambiances, est aussi celle qui préside aux choix scénograph­iques. Alors qu’une pièce répond à une autre par rappels de formes et de couleurs, qu’une cible murale colorée d’Ugo Rondinone résonne avec la représenta­tion d’une autre au sein d’un panorama en grisaille et comme exsangue de David Noonan pour s’en aller se refléter au sol sous la forme de tapis de Jennifer Tee, les fantômes du début des années 2000 du curateur-auteur reprennent vie.

Lynchien, c’est alors peut-être surtout le réalisateu­r d’exposition qui l’est, faisant des oeuvres les indices d’un crime inconnu.

Le cadavre est là : c’est le corps recouvert d’un linceul d’Huma Bhabha, prêt à être jeté dans la poubelle de Kaz Oshiro. L’arme du crime ? Peut-être les cordes des suspension­s de Morgane Tschiember, au cours d’une séance de shibari qui aurait mal tourné. Ou alors une intoxicati­on radioactiv­e à s’être trop laissé hypnotiser par les aquariums muraux d’Hicham Berrada, remplis de produits chimiques purs.

Cela faisait longtemps que l’on n’avait pas vu de parti pris aussi explicitem­ent

narratif de la part d’un curateur, l’un des modèles du genre, Coollustre d’Eric Troncy à la Collection Lambert à Avignon, datant d’ailleurs de la même époque ou presque que Mulholland Drive. Et pourtant, il faut bel et bien lire dans l’exposition inaugurale de Nicolas Bourriaud un geste au plus près de ce qu’est la scène artistique contempora­ine aujourd’hui. Car du cinéma, le curateur ne garde pas tant la narration que le faisceau lumineux mobile, procédant par éclairage sélectif – une piste nous a été soufflée par le jeune artiste Hicham Berrada, déclarant surtout retenir de Lynch son éclairage novateur.

Voilà alors l’indice qui aidera à élucider la direction que prendra la programmat­ion de Nicolas Bourriaud à La Panacée, première étape d’un ambitieux programme de refonte de la vie artistique de Montpellie­r. “Dans un monde marqué par l’hyperprodu­ction et la proliférat­ion des signes, il est tout aussi délicat que vain de vouloir définir ce qu’est l’art aujourd’hui. Pour cette raison, il m’a paru plus intéressan­t de multiplier les approches”, souligne l’intéressé. Chaque cycle d’exposition­s comportera alors trois volets distincts, afin de dresser une “cartograph­ie dynamique” d’une scène contempora­ine qui se caractéris­e avant tout par sa diversité, et qu’il faut renoncer à classer en mouvements ou tendances.

Ainsi, parallèlem­ent à Retour sur Mulholland Drive, on découvrait aussi un ensemble d’oeuvres sur le thème du travail, ainsi qu’une exposition solo de la peintre iranienne Tala Madani, quasiment inconnue en France. Il n’en reste pas moins que Retour sur Mulholland Drive demeure, pour le dire un peu vite, l’exposition-manifeste de la prise de fonctions. S’y lisent, placés en Montpellie­r, les mêmes espoirs que ceux de la jeune actrice du film qui arrive à Los Angeles, et plus précisémen­t l’ambition d’en faire un pôle artistique alternatif à la capitale. Montpellie­r, nouveau Los Angeles ? La Panacée, elle, est bien partie pour devenir une nouvelle usine à rêves, où les artistes y pourchasse­nt leurs chimères de fictions alternativ­es, tandis que les curateurs caressent l’espoir d’un polycentri­sme du monde de l’art. Et nous, spectateur­s attirés par la lumière, on se prend au jeu et l’on se met aussi à inventer des histoires fantastiqu­es. Ingrid Luquet-Gad

Retour sur Mulholland Drive jusqu’au 23 avril à La Panacée, Montpellie­r

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Présage, tranche (2015) d’Hicham Berrada
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