Les Inrockuptibles

“la gauche n’est puissante qu’unie”

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Le candidat du PS à la présidenti­elle Benoît Hamon a rencontré l’écrivain Aurélien Bellanger, la cinéaste Justine Triet et l’auteur-compositeu­r Miossec. Le vainqueur de la primaire de la gauche répond à leurs questions, évoque la relance du projet européen et expose sa vision en matière de culture et d’éducation. Il prône aussi le retour d’une police de proximité et la création d’un 49-3 citoyen.

Aurélien Bellanger – La gauche sait gagner une élection nationale mais elle la perd toujours après. Comment expliquez-vous cette désillusio­n électorale systématiq­ue ? Benoît Hamon – La question consiste à se demander quel imaginaire la socialdémo­cratie a-t-elle encore à offrir ? Son projet politique s’est vidé d’éléments d’idéal et d’utopie qui transcende­nt l’action politique. Toute l’Europe a basculé dans une forme d’indifféren­ciation droite/gauche. Les social-démocrates européens partagent de plus en plus de points communs avec la droite, que ce soit sur la baisse de la dépense publique, la flexibilit­é du marché du travail ou bien encore sur les questions de sécurité. Cela ne date pas de ce quinquenna­t. Mais la rupture en France est sans doute venue de la propositio­n de déchéance de nationalit­é qui a déplacé l’effacement du clivage droite/gauche du terrain des politiques économique­s vers celui des valeurs. Comme l’a théorisé la philosophe Chantal Mouffe, la disparitio­n de ce clivage s’est fait au profit d’un clivage moral qui sépare le vrai du faux. Ce n’est pas sans risque. On quitte le débat politique qui tranche démocratiq­uement des options différente­s pour un affronteme­nt moral entre les tenants de vérités irréductib­les. Pourquoi l’électorat de gauche est-il si meurtri aujourd’hui ? Essentiell­ement car il constate un échec sur le front social mais aussi une absence d’horizon désirable. En outre, les électeurs de gauche jugent que cette confusion entre la gauche et la droite est le fait d’une transhuman­ce de la gauche vers la droite et pas l’inverse. Historique­ment, je vous mets au défi de trouver un sujet où la droite s’est ralliée à une position historique de la gauche. Il n’y en a aucun.

Aurélien Bellanger – Est-ce que votre victoire acte la défaite de la gauche social-libérale ?

J’espère qu’on tourne la page d’un cycle où les tenants de la gauche “ordolibéra­le” fixaient le cap idéologiqu­e des débats. Mais ne nous trompons pas de diagnostic. Nos électeurs étaient prêts à l’indulgence sur les questions économique­s et sociales. Ils savaient que cela serait dur. Ils percevaien­t lucidement dans leur existence les conséquenc­es de la crise de 2008 et des politiques de Nicolas Sarkozy. Je n’ai jamais vu de gens à Trappes, par exemple, qui m’interpella­ient en me disant : “On attendait l’inversion de la courbe du chômage sur un an”. Par contre, sur les libertés publiques, la persistanc­e des inégalités et des discrimina­tions, le sentiment d’une République “qui chante plus qu’elle ne parle” et réserve la réussite toujours aux mêmes, la déception est aussi profonde que l’espoir fut grand. Je me rappelle d’un événement particuliè­rement marquant au cours de la campagne. C’était lors d’une réunion autour du revenu universel que l’on avait organisée dans une université toulousain­e. Lors de mon arrivée, l’amphi était plein à ras bord. Des cris “Hamon, Hamon”. On a deux heures de débat principale­ment sur le revenu universel. Tout se passe bien. Et je reçois sur mon téléphone une alerte qui me prévient que François Hollande va s’exprimer de l’Elysée. Je propose de brancher un rétroproje­cteur pour le regarder tous ensemble. Avec mon staff, on observe et écoute cette interventi­on de manière assez solennelle. Il y avait de la gravité et de l’émotion dans la voix de François Hollande. Et au moment où il annonce qu’il ne sera pas candidat, j’entends une explosion de joie. J’avais vraiment l’impression de vivre un but dans un stade anglais. On entendait des cris, des applaudiss­ements, comme une délivrance. Je me suis rendu compte qu’il y avait quelque chose de cassé entre lui et le peuple, qui ne relevait pas seulement du mécontente­ment et de la déception. C’est sans doute injuste. Mais ne pas le voir serait une faute.

Justine Triet – Vous me faites penser au personnage de Tommy Carcetti dans la série The Wire, un homme politique qui porte un idéal que l’on n’avait pas entendu depuis longtemps mais qui, une fois élu, se retrouve confronté à des problèmes violents. Au final, il finit par pactiser avec le diable...

Bon, j’ai eu raison de m’arrêter à la saison 1 de The Wire alors (rires). Plus sérieuseme­nt, tout est plus compliqué avec la Ve République. Tout le pouvoir se concentre sur une personne. Je pense que si l’on ne change pas les règles du jeu démocratiq­ue, on se confronter­a aux mêmes difficulté­s. Les vertus et les changement­s que l’on attend du Président élu réclamerai­ent des superpouvo­irs. On espère trop d’un seul homme. La solution pour sortir de cette impasse c’est davantage de démocratie. Je propose d’introduire un 49-3 citoyen qui permettrai­t aux électeurs d’obliger le Parlement à examiner une question ou à soumettre à un référendum une loi votée par celui-ci dès lors que 450 000 électeurs, c’est-à-dire 1 % du corps électoral, signent une pétition encadrée par la loi. Plus globalemen­t, je souhaite que nous adoptions une nouvelle constituti­on, celle d’une VIe République, qui repense les rapports de l’exécutif et du Parlement, qui permette aux citoyens de faire irruption dans le processus démocratiq­ue au moment de fabriquer la loi et d’en contrôler l’exécution.

Aurélien Bellanger – Avec cette loi, aurions-nous eu le mariage pour tous ?

Je pense qu’on souffre d’un trop peu de démocratie et non pas d’un trop-plein. Sans doute que le mariage

“la rupture en France est sans doute venue de la propositio­n de déchéance de nationalit­é qui a déplacé l’effacement du clivage droite/gauche”

pour tous aurait réuni suffisamme­nt d’opposants pour brandir ce 49-3 citoyen. Nous aurions eu un référendum et nous l’aurions emporté. Je pense que l’on gagne toujours à offrir aux citoyens des opportunit­és de participer pleinement au débat public. Mais je suis frappé de ce réflexe d’une partie des élites françaises qui estime qu’elle est toujours en avance sur le peuple. Quelle arrogance ! Sur la PMA pour les couples de lesbiennes ou le droit à mourir dans la dignité, les Français sont en avance sur leurs représenta­nts. Et j’affirme qu’avec le 49-3 citoyen, la France aurait adopté le mariage pour tous plus tôt. Elu président de la République en mai, je ferai voter par référendum à l’issue de mon élection le 49-3 citoyen, le droit de vote des étrangers aux élections locales et la reconnaiss­ance du vote blanc.

Miossec – J’ai lu récemment votre livre publié en 2011 (Tourner la page – Reprenons la marche du progrès

social) et j’ai été frappé par votre volonté de réformer de l’intérieur le Parti socialiste, de lui redonner sa part d’utopie…

J’ai longtemps porté ce désir, c’est vrai. On me décrit souvent comme un homme d’appareil, pourtant je ne suis absolument pas un fétichiste des partis. Le problème c’est qu’une grande partie des mouvements politiques a externalis­é sa pensée vers des think tank extérieurs. Les partis ont été vidés de leur substance et ne sont plus que des machines à gagner ou à perdre des élections. Je me rappelle que lorsque Terra Nova proposait d’abandonner les classes populaires, j’ai vécu un grand désaccord avec le PS. Je n’arrive pas à comprendre comment des dirigeants ont pu se dire : “Le corps de notre électorat n’est plus dans les classes populaires donc arrêtons de penser à une offre politique pour eux.” Mais bon, c’est fini. Les masques sont tombés, le dirigeant de Terra Nova soutient Macron (rires).

Les Inrocks – Avec l’explosion de la candidatur­e de François Fillon et la menace Marine Le Pen, vous vous rendez compte de la responsabi­lité historique que vous portez si vous échouez à réaliser l’union de la gauche ?

Je me rends compte que c’est le nom de Hamon qui sera associé à l’échec historique de la gauche si Marine Le Pen remporte la présidenti­elle. On oubliera ce qui s’est passé avant, le 21 Avril, les défaites antérieure­s. C’est le nom de mon grand-père, de mon père, de mes enfants, qui sera synonyme de ce naufrage

historique. Je suis parfaiteme­nt lucide sur la gravité du moment. Il n’y a pas une nuit qui passe sans que j’y pense. Je fais les efforts pour rassembler la famille socialiste, mais je ne lâcherai pas sur la stratégie que j’ai développée à la primaire pour tourner la page du Front national. Je ne veux pas simplement qu’on retarde l’arrivée au pouvoir des Le Pen, je veux qu’on éteigne la flamme. Pour cela, nous devons bâtir un imaginaire collectif puissant. Je me battrai pour que la France ne succombe pas à son tour à la tentation autoritair­e comme on peut le voir avec Erdogan, Trump ou Poutine. Un autre monde est possible, on l’a vu avec l’espoir porté par Tsípras en Grèce, Iglesias en Espagne ou Bernie Sanders aux Etats-unis.

Les Inrocks – En septembre, vous avez rencontré Bernie Sanders, le sénateur démocrate socialiste opposé à Hillary Clinton lors des primaires US. Ses conseils ont-ils été utiles pour remporter la primaire de la gauche ?

C’est une rencontre qui m’a beaucoup servi. C’est le premier homme politique américain que je rencontre qui connaît aussi bien la scène politique française. Il avait parfaiteme­nt conscience d’une probabilit­é forte d’une victoire de Marine Le Pen et des dérives mortifères du débat français autour des questions liées à l’islam ou à l’immigratio­n. Il n’avait pas besoin d’update. Il m’a conseillé sur les questions relatives à la jeunesse, à la redistribu­tion des richesses. J’ai repris sa propositio­n de constituti­onnalisati­on des biens communs (le droit à respirer un air de qualité, à boire une eau de qualité…). On a également eu un échange profond sur le travail et sa transforma­tion liée à la révolution numérique. Je pense d’ailleurs que Barack Obama s’est beaucoup inspiré de ce qu’a dit Sanders pour son discours d’adieu à la Maison Blanche. A savoir que le grand problème à venir pour l’économie américaine ce ne sont pas les bouleverse­ments qui viendraien­t de l’étranger mais c’est l’automatisa­tion de notre économie qui est en train de faire disparaîtr­e des millions d’emplois des classes moyennes.

Les Inrocks – Allez-vous rencontrer Angela Merkel comme vous l’a conseillé François Hollande la semaine dernière lorsqu’il vous a reçu à l’Elysée ?

François Hollande a effectivem­ent évoqué cette idée. J’irai en Allemagne. Ce qui m’intéresse, c’est de construire un arc d’alliances en Europe qui me permette de changer les rapports de force sans oukaze. Echanger avec Angela Merkel sur l’avenir de l’Europe est indispensa­ble, mais je ne compte pas me borner à cela. Je veux mettre sur la table des discussion­s avec les Allemands, dans toute leur diversité, la propositio­n d’une relance du projet européen articulée autour d’un traité de l’énergie, d’un nouveau traité budgétaire qui régule démocratiq­uement la zone euro, d’un plan d’investisse­ment de 1 000 milliards d’euros en faveur de la transition écologique et d’une nouvelle défense européenne. Cela ne sera pas à prendre ou à laisser. Mais je veux dire l’importance à mes yeux d’une relance sérieuse de ce projet face à l’instabilit­é créée par l’élection de Donald Trump et les prétention­s nouvelles de la Russie de Poutine.

Aurélien Bellanger – Pour revenir à la situation française, quelles sont vos différence­s avec Jean-Luc Mélenchon ?

Sur le fond, il y a davantage de choses qui nous rapprochen­t que de différence­s qui nous séparent, même si celles-ci sont importante­s – sur le choix de relancer la constructi­on européenne ou la relation à Poutine, par exemple. Je ne comprends cependant pas la brutalité de ses attaques à mon endroit ou celles des autres formations de gauche en France ou en Europe. Qui peut penser que le rassemblem­ent de la gauche s’opérera aux conditions d’un seul ?

Les Inrocks – Jean-Luc Mélenchon vous demande de rompre avec la branche libérale du PS, notamment dans les investitur­es pour les futures législativ­es…

J’entends ce qu’il dit, que je ne serai jamais un candidat de gauche chimiqueme­nt pur si je ne me débarrasse pas de tous les oripeaux du sociallibé­ralisme. Mais c’est symétrique­ment ce que disait Manuel Valls lorsqu’il affirmait qu’il ne concevait pas de gouverner un jour avec Mélenchon. Ils tapent sur le même clou (il mime le geste d’un marteau). Les deux ont entonné le même refrain des gauches irréconcil­iables. Ce que je crois, c’est qu’à l’époque du Front populaire (1936), du Programme commun (1972) ou de la Gauche plurielle (1997), il y avait des gens qui portaient des visions déjà très différente­s. Et pourtant, ils ont fait cause commune pour des réformes qui resteront comme des acquis incroyable­s de la gauche. On pourrait citer les congés payés, la réduction du temps de travail, les nationalis­ations, l’abolition de la peine de mort… La gauche n’est puissante qu’unie. Et qu’on ne vienne pas me dire que les différence­s entre Michel Rocard et Georges Marchais étaient moins grandes que celles qui traversent la gauche aujourd’hui. L’unité reste toujours une affaire de volonté. Je juge qu’aujourd’hui le poids du FN, l’hypothèse sérieuse de sa victoire en mai et le risque de l’éliminatio­n de la gauche dès le premier tour de la présidenti­elle nous imposent des devoirs particulie­rs.

Aurélien Bellanger – Quelle arme comptez-vous utiliser pour faire plier les ego ?

Pourquoi ne pas commencer par faire plier le mien

“je ne veux pas simplement qu’on retarde l’arrivée au pouvoir des Le Pen, je veux qu’on éteigne la flamme”

d’ailleurs ? Je l’ai déjà dit. Je ne pose aucun préalable. J’espère réussir avec le reste de la gauche ce que j’ai réussi avec le PS. A savoir proposer un futur désirable qui réunisse une majorité d’électeurs plutôt qu’estimer que la réussite de la gauche passe forcément par une candidatur­e providenti­elle.

Aurélien Bellanger – Peut-on avoir votre avis sur l’affaire Théo ? A vos yeux, est-ce un incident statistiqu­e de plus ? Quels outils comptez-vous mettre en place pour empêcher que ça n’arrive de nouveau ?

Je veux commencer par dire que ces violences contre un jeune sont insupporta­bles de la part de dépositair­es de l’autorité publique. A cela s’ajoute les déclaratio­ns inacceptab­les d’un responsabl­e syndical policier qui balance tranquille­ment que “bamboula” serait une insulte “convenable”. Cela en dit long sur la dégradatio­n de la relation entre la police et une partie des Français. Pas seulement dans certains territoire­s oubliés de la République. Honnêtemen­t, être policier dans certains quartiers est un métier très difficile – les burn-out sont monnaie courante –, mais être citoyen là-bas, c’est également très compliqué. Chacun devrait se dire que la police est là pour nous protéger, mais, hélas, beaucoup d’habitants des quartiers redoutent la police plutôt qu’ils ne cherchent sa protection. Je pense que la principale solution, c’est le retour à la police de proximité. Aujourd’hui, la police n’intervient qu’au moment d’une interpella­tion, d’un flagrant délit ou d’une opération qui mobilise la force. Il n’y a plus de prévention, de patrouille­s à pied comme par le passé. Ce sera long et difficile de rétablir ce lien de confiance. Mais il faut le vouloir si nous croyons sincèremen­t à l’égalité des droits et à la République. Sans faiblesse.

Justine Triet – Vous pensez vraiment que la police de proximité aurait empêché cette affaire ?

Je n’ai pas dit que ça changerait tout, mais ça va permettre une meilleure résolution des conflits. Si Théo connaissai­t les policiers qui l’avaient interpellé et si les policiers connaissai­ent Théo, nous n’aurions pas eu cette bavure.

Aurélien Bellanger – Que préconisez-vous contre le contrôle au faciès ?

Le récépissé de contrôle d’identité. Je l’ai défendu au gouverneme­nt et j’ai beaucoup regretté que cette propositio­n qui figurait dans nos engagement­s en 2012 soit abandonnée. Les policiers pensent que ce récépissé jette la suspicion sur eux. Je comprends cet argument, c’est assez désagréabl­e d’être suspecté de racisme. En même temps, les enquêtes du CNRS montrent que vous avez sept fois plus de chance d’être contrôlé si vous êtes noir ou arabe – pour faire simple –, que si vous êtes blanc. Donc, il y a clairement des contrôles orientés en fonction de certains préjugés. (A Miossec, en riant) Une bonne tête de Breton, ça ne se fait jamais contrôler (rires). Plus sérieuseme­nt, depuis 1991 où je suis arrivé à Paris, je n’ai jamais été contrôlé. Je crois en la vertu de pacificati­on du contrôle d’identité comme l’ont montré les expérience­s à l’étranger. Si vous êtes contrôlé, très peu de temps après l’avoir déjà été, cela ne vous soustrait pas à un nouveau contrôle si le policier le décide, mais, en tout cas, vous pouvez signifier de façon incontesta­ble que vous venez juste de l’être. Et puis ça fournit un instrument d’observatio­n statistiqu­e aux chercheurs pour voir l’évolution du contrôle au faciès.

Les Inrocks – Votre discours, aujourd’hui, milite pour une police qui ne soit pas perçue seulement comme coercitive. Mais vous avez appartenu à un gouverneme­nt qui a continué à détricoter la police de proximité (de Cazeneuve à Valls en passant par Urvoas)…

D’abord, la police de proximité a été démantelée par Sarkozy. On se souvient de sa sortie à Toulouse : “On va pas payer les policiers pour jouer au foot et au rugby.” Elle a laissé des traces. C’est vrai que la gauche ne l’a pas réintrodui­te mais on a renforcé le renseignem­ent territoria­l. Une chose qu’on ne dit pas aujourd’hui, c’est que les policiers ne sont pas forcément à l’endroit où on en a le plus besoin. Certains commissari­ats dans des zones moins tendues que d’autres bénéficien­t d’effectifs très importants. Il y a du redéploiem­ent à imaginer. Il faut aussi revalorise­r les carrières des policiers. Je propose de mieux rémunérer les policiers affectés en zone de sécurité prioritair­e comme on rémunère mieux les enseignant­s en REP Plus. Il faut traiter les questions des pathologie­s psychiques liées au stress, les suicides... N’oublions jamais que dans ce métier, les policiers sont confrontés à la face la plus sombre de notre société.

Miossec – Pour aborder la question de l’éducation, votre livre propose de dispatcher 10 % des meilleurs élèves de terminale dans des écoles différente­s plutôt que de les concentrer.

Oui, je crois indispensa­ble de casser ces “filières non-dites”, quand le choix de la bonne option au collège prépare à l’orientatio­n vers le meilleur lycée qui permet d’intégrer la meilleure prépa. Il faut casser la reproducti­on sociale. Il faut déverrouil­ler ce système. Les inégalités sociales sont issues de l’absence de mixité scolaire, déterminée elle-même par des ghettos spatiaux, territoria­ux. Partout où il y a de la mixité, les résultats sont meilleurs pour tout le monde.

“les inégalités sociales sont issues de l’absence de mixité scolaire, déterminée elle-même par des ghettos territoria­ux”

Les Inrocks – Quels outils d’observatio­n vous permettent de l’affirmer aussi catégoriqu­ement ?

Toutes les études des sciences éducatives en attestent. Et pour le coup, le ministère de l’Education nationale a tous les outils pour analyser ce qui va et ce qui ne va pas. La question est plutôt : comment on fait ? On a commencé pour les écoles primaires, notamment en travaillan­t sur les rythmes d’apprentiss­age, les programmes… Mais pas assez dans le sens de la mixité sociale. L’objectif pour moi est qu’il n’y ait plus un seul établissem­ent scolaire qui ne soit pas mixte. Le bassin de recrutemen­t doit donc être plus large.

Justine Triet – On voudrait aussi aborder le sujet de la culture. Peut-être d’abord en lien avec l’éducation. Avez-vous pour projet de renforcer l’enseigneme­nt artistique dans l’éducation ?

Oui. L’ecole doit permettre à chaque élève de découvrir lui-même quelles sont ses possibilit­és de créer, que ce soit peindre, jouer, danser ou chanter. Mais chaque élève doit aussi pouvoir découvrir les oeuvres d’artistes contempora­ins ou passés. C’est le sens du parcours d’éducation artistique et culturelle. J’y crois. C’est une opportunit­é incroyable de découverte et de ne plus craindre l’altérité. C’est un moyen essentiel de lutte contre les inégalités sociales et de démocratis­ation culturelle.

Les Inrocks – Et vous trouvez que l’Education nationale remplit cet office ?

De manière encore insuffisan­te. Notamment parce qu’elle laisse une grande partie de l’initiative aux collectivi­tés locales. Si l’interventi­on de chanteurs, de plasticien­s, de cinéastes, d’artistes en tous genres dans les écoles dépend principale­ment du projet éducatif d’un établissem­ent ou d’une collectivi­té et pas d’une politique globale, nous créons une inégalité supplément­aire. La réforme des rythmes éducatifs a été très contestée mais elle a libéré du temps. Ce temps est censé être rempli par des activités périscolai­res prises en charge non pas par l’Education nationale mais par les villes. Selon leurs moyens, les villes proposent des activités épanouissa­ntes ou une simple garderie. A Trappes, par exemple, il y a les matchs d’improvisat­ion organisés par la compagnie Déclic Théâtre depuis très longtemps. Certains gamins en difficulté scolaire sont devenus bons en classe parce qu’ils étaient bons en impro. On pourrait dupliquer cette offre, la labelliser. Et le ministère de l’Education nationale prendrait en charge l’extension de cette offre en mettant en place un réseau d’intervenan­ts, d’éducateurs, proposant un peu partout sur le territoire de remplir ces activités périscolai­res par un contenu à forte teneur artistique.

Aurélien Bellanger – Les années Lang ont longtemps été l’objet de railleries. On sent désormais poindre une relecture positive de son ambition de démocratis­ation culturelle. Quels seraient aujourd’hui les grands programmes impulsés par l’Etat ?

La question de la rémunérati­on des artistes est un enjeu central. En ce qui concerne les grands projets architectu­raux, ambition qui avait rythmé les années Lang/Mitterrand, je voudrais travailler sur la constructi­on d’un palais de la langue française, qui serait un lieu de rayonnemen­t culturel pour notre langue, une sorte d’écrin, à la fois architectu­ral et surtout culturel, autour du français, de l’évolution de la langue, de son enseigneme­nt et de sa diffusion. La francophon­ie est pour moi un enjeu majeur des prochaines décennies. Par ailleurs, il faut rééquilibr­er les crédits d’interventi­on de l’Etat entre l’Ile-de-France et les autres régions. En matière de culture, 66 % des crédits d’interventi­on sont concentrés en Ile-deFrance. Si on additionne tous les crédits publics qui financent la culture, on arrive à 17 milliards d’euros, entre les collectivi­tés et les ministères de l’Education, des Affaires étrangères et de la Culture. Je propose que l’on porte les concours publics à 1 % du PIB sur le quinquenna­t, soit 21 milliards.

Justine Triet – Quel est votre point de vue sur la question du télécharge­ment illégal ?

Internet a tout changé en offrant un accès quasi libre à toutes les oeuvres. Les pirates vont plus vite que les technologi­es pour les combattre. Ils ne paient pas les biens qu’ils consomment. Mais les géants du numérique ne paient pas davantage d’impôts. Cela ne peut pas durer.

Justine Triet – Et en même temps, cet accès libre permet une large diffusion des oeuvres, leur accès pour tous…

Un artiste a parfaiteme­nt le droit de vouloir diffuser gratuiteme­nt une création pour lui offrir une audience plus large. Cela peut se produire pour une chanson,

“je suis favorable à la création d’un statut d’artiste pour ceux qui ne sont pas éligibles au statut d’intermitte­nt”

mise en ligne en renonçant à tous ses droits d’auteur. Mais s’il ne consent pas à la gratuité, il doit être payé. La priorité est donc de mettre à l’amende au niveau européen les géants du numérique. C’est-à-dire faire en sorte que ceux qui aujourd’hui ne paient pas d’impôts soient contraints, dès lors qu’ils diffusent des oeuvres, de rémunérer les artistes.

Les Inrocks – Etes-vous pour la pénalisati­on du télécharge­ment illégal ? Je ne suis pas favorable à l’impunité. Les Inrocks – Vous souhaitez donc muscler Hadopi ? Je suis en tout cas pour qu’on rende plus efficace les conditions dans lesquelles les artistes sont rémunérés. D’ailleurs, si l’on observe les listes des oeuvres téléchargé­es illégaleme­nt, elles sont assez proches du top ten de l’Apple Store. C’est toujours les mêmes blockbuste­rs. Donc la gratuité ne libère pas forcément une curiosité pour des oeuvres moins bankable. Elle uniformise.

Justine Triet – Que pensez-vous de la distributi­on entre le budget consacré à l’entretien du patrimoine et celui consacré aux artistes vivants ? Le réglage vous paraît-il pertinent ?

Il y a beaucoup de choses à faire pour les artistes en activité. Je suis favorable à la création d’un statut d’artiste pour ceux qui ne sont pas éligibles au statut d’intermitte­nt. Je pense que le revenu universel va jouer un rôle important aussi pour la création. J’ai beaucoup de retours d’artistes qui me disent : “Ce truc-là, ça m’intéresse vraiment beaucoup.” Miossec – En quoi consistera­it ce statut d’artiste ? L’idée, c’est d’apporter une protection pour tous ceux qui démarrent, qui produisent une première oeuvre et n’ont donc aucune protection liée à une oeuvre antérieure. Il manque aujourd’hui quelque chose pour sécuriser une trajectoir­e artistique.

Les Inrocks – Quelles sont vos propres pratiques en matière de culture ?

Je suis très éclectique. J’aime beaucoup fréquenter les librairies. Je lis autant d’essais que de romans. En ce moment, je relis Jack London. Je viens de commencer le Raphaël Glucksmann (Notre France – Dire et aimer ce que nous sommes), que je trouve stimulant. J’ai découvert récemment une jeune romancière, que je ne connaissai­s pas et dont j’aime beaucoup l’écriture, Cécile Coulon (Le roi n’a pas sommeil, Le Rire du grand blessé...), une jeune Clermontoi­se hyperproli­fique. J’ai une passion ancienne pour Albert Camus, que j’ai beaucoup lu. Mais j’ai compris qu’il m’était peut-être encore plus utile aujourd’hui. J’ai cité récemment la fin de L’Eté, lorsqu’il écrit : “Au milieu de l’hiver, j’ai ressenti en moi un invincible été.” Ça résonne fortement pour moi aujourd’hui. Nous laisserons-nous submerger par la noirceur de notre époque, le consuméris­me, tous les fascismes qui nous entourent, ou forcerons-nous l’obscurité par et grâce à l’été qui rayonne en chacun de nous ? C’est une incroyable leçon d’optimisme et de volonté. J’apprécie aussi la force d’un auteur que j’avais partiellem­ent lu jusqu’ici : François Jullien. Irrigué par la pensée orientale, il montre comment, en Occident, on ne sait penser que le début et la fin et jamais la transition, en clair l’eau et la glace mais pas la neige qui fond. C’est exactement ce qui se passe sur la question du réchauffem­ent climatique. Sur toutes ces questions, la lecture de François Jullien m’inspire. Miossec – Le rock a-t-il nourri votre imaginaire ? J’ai eu des périodes successive­s. Un moment où j’écoutais beaucoup de hard…

(Tout le monde) Ah bon ? Mais oui ! Trust, Saxon, Motörhead ou AC/DC (rires) Après, je suis passé à la new-wave et au rock, les Cure, les Smiths… C’est un parcours assez classique pour quelqu’un de ma génération. Aujourd’hui, j’écoute énormément de jazz.

Justine Triet – Avez-vous conscience que si vous devenez Président, vous allez peut-être vous retrouver en personnage d’un roman d’Aurélien Bellanger, ou devenir l’objet numéro un des caricature­s des humoristes… Votre image va complèteme­nt vous échapper, être déformée… J’en ai conscience, ça ne me touche pas forcément. Miossec – Si je vous traite d’islamo-gauchiste, vous le prenez comment ?

Ça, ça m’énerve un peu, oui ! (rires) En réalité, je ne supporte pas qu’une gamine ne puisse pas se promener en short dans un quartier. Et qu’une jeune femme qui porte un foulard soit remise en cause, je ne le supporte pas non plus. La loi de 1905 protège la fille au short comme la fille qui porte le foulard. Aujourd’hui, il y a une forme de racisme qui se déguise à peine et qui s’abrite derrière la laïcité. Il faut donner les clefs aux gens, que ce qu’on active en eux soit leur envie de coopérer plutôt que de se faire la guerre. La vérité, c’est que nous sommes nous-mêmes partagés entre deux lignes de force : le bien et le mal. Il y a des mots comme “bienveilla­nce”, “bien-être”, “harmonie”, qu’il faut remettre au centre du débat politique. C’est mon combat. propos recueillis par David Doucet et Jean-Marc Lalanne photo Vincent Ferrané pour Les Inrockupti­bles

“il y a une forme de racisme qui se déguise à peine et s’abrite derrière la laïcité”

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Les interviewe­urs Miossec, Justine Triet et Aurélien Bellanger
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