Les Inrockuptibles

le féminisme de AàZ

Grande première en France, l’historienn­e Christine Bard publie un Dictionnai­re des féministes, France XVIIIe-XXIe siècles, remarquabl­e ouvrage collectif retraçant l’évolution du mouvement. De l’amour à la pop, de la première à la troisième vague, comment

- Par Carole Boinet

Le féminisme n’aurait-il existé qu’à partir du XVIIIe siècle ? Christine Bard – L’essentiel se situe dans cette période. Le mot “féminisme” n’est apparu qu’en 1872 avant d’être utilisé par Hubertine Auclert, en 1882. Ce qui nous intéressai­t, c’était de réfléchir à cette identité politique qu’on appelle féminisme. Cela dit, le combat a commencé bien avant, comme le rappellent plusieurs notices du dictionnai­re sur des figures de l’Ancien Régime. La “première” féministe, dans le Dictionnai­re des féministes, est Christine de Pizan (1363-1431). Puis, la Révolution française joue un rôle fondamenta­l en ouvrant toutes les perspectiv­es de l’égalité des droits et de la citoyennet­é à ceux et celles qui n’étaient auparavant que des sujets. La démocratie a été propice, malgré ses imperfecti­ons, à la défense des droits des femmes.

Malgré les espoirs suscités, la Révolution est une déception en matière d’égalité…

Les femmes y prennent part, mais les féministes ne sont pas nombreuses à cette époque. Pour les révolution­naires, l’émancipati­on des femmes n’est pas à l’ordre du jour. Rousseau, qui les inspire beaucoup, développe une vision conservatr­ice de l’éducation des filles. Au nom du respect dû aux bienfaits de la nature, il renvoie les femmes à la sphère privée, aux rôles d’épouse, de mère, de ménagère. La peur de l’indifféren­ciation des individus dans un régime d’égalité des droits entre citoyens expliquera­it qu’on ait fait cette distinctio­n entre hommes et femmes. En les distinguan­t, on part du principe qu’ils n’ont pas les mêmes rôles, la même place, la même éducation. Cette distinctio­n garantirai­t l’ordre social.

Où le mot “féminisme” apparaît-il en 1872 ?

Dans le pamphlet L’Homme-Femme d’Alexandre Dumas fils. Il y dit que l’égalité est un principe absurde s’agissant des hommes et des femmes puisqu’ils sont aussi différents que l’est une pomme d’une poire. Le mot est donc péjoratif dès son origine. En 1871, une thèse de médecine intitulée “Du féminisme et de l’infantilis­me chez les tuberculeu­x” utilisait déjà ce terme pour décrire la féminisati­on des caractères sexuels masculins : perte de pilosité, voix fluette, gracilité, etc., soit une pathologie qui dévirilisa­it les hommes. Je pense que l’histoire négative du mot a pesé dans les difficulté­s du combat féministe. Par ailleurs, le terme renvoie aux femmes, comme si le féminisme était un mouvement de femmes, alors qu’il y a des hommes féministes, comme Victor Hugo, ou des théoricien­s du féminisme, tels François Poullain de La Barre ou John Stuart Mill… Une mixité que le terme tend à gommer. Se dire humaniste (et donc féministe) est une manière fréquente d’éviter une étiquette problémati­que pour certains, hommes ou femmes.

Le Dictionnai­re des féministes revient sur les liens entre luttes ouvrières et luttes féministes, taclant ainsi le cliché de la féministe bourgeoise oisive.

La lutte pour l’émancipati­on prolétarie­nne et la lutte pour l’émancipati­on des femmes ont souvent été liées, le polyactivi­sme étant très fréquent chez les féministes. L’accusation qui leur est faite d’être des bourgeoise­s remonte au début du XXe siècle, l’Internatio­nale socialiste reprochant au suffragism­e d’être un mouvement bourgeois. Etait-ce une réalité ? En partie, dans les grandes organisati­ons pour le vote des femmes où la présence

de femmes diplômées et des classes supérieure­s est assez forte. Elles ont le temps et l’argent nécessaire­s pour se consacrer à la cause. Ce n’est pas un engagement qui est à la portée de la masse des ouvrières, paysannes ou domestique­s. C’est une cause militante qui suppose donc d’avoir certains capitaux. Ce qui ne veut pas dire qu’il n’y avait pas de féministes parmi les ouvrières. Au XIXe siècle, il y a des épisodes importants du féminisme (le saint-simonisme, les femmes de 1848) où entrent en action des lingères, des artisanes… L’accusation est quand même de mauvaise foi parce que les cadres dirigeants du socialisme sont aussi des bourgeois. Elle vise à écarter les femmes du mouvement féministe afin qu’elles rejoignent le mouvement socialiste. C’est un discours qui montre la rivalité entre deux mouvements d’émancipati­on.

Quelle est la différence entre différenti­alisme et universali­sme ?

Le différenti­alisme valorise la différence biologique entre les sexes, fondement de la différence sociale. Pour les universali­stes, cette différence est avant tout une hiérarchie conduisant à des inégalités. Pour les féministes différenti­alistes, l’altérité féminine est un continent à explorer afin de trouver des alternativ­es au patriarcat, les valeurs dites “féminines” pourraient inspirer une nouvelle organisati­on sociale. Les courants féministes antérieurs à Beauvoir ( Le Deuxième Sexe date de 1949) sont la plupart du temps différenti­alistes, puisqu’ils ne remettent pas en cause le discours sur la nature différenci­ée des hommes et des femmes et les rôles dévolus aux uns et aux autres. Ils font souvent l’éloge de la maternité, y voient la force des femmes, le fondement de leur identité personnell­e et sociale. Ce n’est pas incompatib­le avec la défense de droits égaux, même si cela peut néanmoins enfermer les femmes dans les fonctions dites féminines. La vie politique ou le monde du travail nous le rappellent tous les jours…

A contrario, on reproche à l’universali­sme d’effacer les différence­s entre les individus.

Entre individus, non, car les différence­s sont interindiv­iduelles. En revanche, il s’agit bien de supprimer, ou en tout cas de relativise­r, la partition de la société entre deux groupes appelés “hommes” et “femmes”. L’universali­sme consiste à considérer avant tout ce qui est identique chez les hommes et les femmes, et à expliquer que la différence est construite socialemen­t par l’éducation, les croyances partagées. Il y a des féministes universali­stes avant Simone de Beauvoir. Madeleine Pelletier (1874-1939), par exemple, qui pense que les hommes et les femmes doivent avoir exactement les mêmes droits et devoirs en tout, sans exception, même pour le service militaire, la guerre. Elle ne fait pas de cas de ce qui est appelé “féminité”, dont elle espère même le dépérissem­ent. Pour elle, les femmes ne sont pas plus fragiles que les hommes. Si elles paraissent fragiles, c’est parce qu’elles vivent dans une société qui crée de la vulnérabil­ité en les privant, par exemple, d’activités sportives ou de nourriture. Médecin et psychiatre, Madeleine Pelletier s’attache à démontrer comment se fabrique la différence physique et psychologi­que entre hommes et femmes.

Pourquoi parle-t-on de première, deuxième et troisième vagues féministes ?

Une vague est un cycle de mobilisati­on qui peut s’étendre sur plusieurs génération­s. Elle est identifiab­le par des thématique­s dominantes. La première vague se préoccupe de la sphère publique. Elle veut remettre en cause l’enfermemen­t des femmes dans la sphère privée et légitimer leur accès au travail, au pouvoir politique, au monde de l’éducation. Avec pour slogan “Le privé est politique”, la deuxième vague, à partir des années 1970, se penche sur ce qui opprime les femmes dans la sphère intime, la sexualité, par exemple.

“on a l’impression que les féministes s’entredéchi­rent aujourd’hui, mais cela a toujours été le cas !”

Ces enjeux sont encore très actuels. Une vague se caractéris­e également par son répertoire d’actions et le contexte dans lequel elle s’inscrit. La troisième vague est celle du féminisme à l’heure d’internet, de la mondialisa­tion, du néolibéral­isme. Le féminisme intersecti­onnel répond à ce contexte, en prenant en compte la multiplici­té des oppression­s croisées, cumulées. La montée des nationalis­mes, de la xénophobie, des populismes affecte le féminisme actuel. Les grands enjeux politiques des différents moments que traverse le féminisme l’influencen­t. Dans la première vague, marquée par deux guerres mondiales, le pacifisme est une préoccupat­ion énorme. Aujourd’hui, les luttes contre le sexisme sont souvent associées aux luttes contre le racisme et les LGBT-phobies. Le féminisme est plus que jamais divers dans ses revendicat­ions, dans les génération­s impliquées, dans les moyens d’action, avec un spectre philosophi­que, politique, idéologiqu­e extrêmemen­t large. Mais il y a toujours eu plusieurs féminismes. Ce sont des mondes qui bien souvent ne se connaissen­t pas et s’ignorent. Et c’est aussi ce qui me plaît dans ce Dictionnai­re qui rassemble dans un même volume des combats ainsi que des femmes et des hommes très différents.

Ces différence­s idéologiqu­es sont-elles contre-productive­s ?

Evidemment, l’union dans la lutte est préférable pour obtenir des résultats. Mais il est important de souligner cette diversité et cette conflictua­lité au sein du féminisme. Ce n’est pas propre à la troisième vague, divisée sur les questions du voile, de la laïcité, de la prostituti­on, de la pornograph­ie. On a l’impression que les féministes s’entredéchi­rent aujourd’hui, mais cela a toujours été le cas !

Avec le combat des personnes transgenre­s ou le débat sur le pronom neutre, la lutte féministe, qui semble présuppose­r une binarité du monde, est-elle encore pertinente ?

Le combat devient moins un combat de femmes pour les femmes qu’un combat contre un régime de genre qui impose d’être un “il” ou un “elle”. C’est une des tendances du féminisme mais il y en a d’autres, toujours d’actualité, qui veulent défendre les droits des femmes s’identifian­t comme telles et discriminé­es en tant que telles. Le fait que soit reconnue la possibilit­é de changer de genre ne remet pas en question les discrimina­tions à l’égard des femmes identifiée­s comme telles, qu’elles soient cisgenres ou transgenre­s.

A l’entrée “Amour” de votre dictionnai­re, vous évoquez la remise en question de la mystique amoureuse par le féminisme.

Certaines féministes déconstrui­sent le mythe de l’amour en montrant combien il est nocif pour les femmes, car il les condamne à une éternelle insatisfac­tion, en décalage avec les hommes qui reçoivent une éducation différente en matière amoureuse. Le fait de dire que l’amour prend trop de place dans la vie des femmes, qu’on ne les éduque que pour en faire des épouses charmantes, est assez ancien. On élève traditionn­ellement les femmes dans l’altruisme et dans l’oubli d’ellesmêmes. Le féminisme contempora­in va prolonger ces critiques en contestant l’hétéronorm­ativité du modèle amoureux.

Cette remise en cause des schémas amoureux classiques type prince charmant, comme du mariage, est-elle précisémen­t ce qui effraie les masculinis­tes ?

Ils reprochent en effet aux féministes de féminiser les hommes. Le masculinis­me est un courant identitair­e qui défend l’identité masculine menacée, dévirilisé­e par le féminisme. Les masculinis­tes défendent un autre type de relation amoureuse qui serait selon eux adapté aux besoins “naturels” des hommes : une libido plus forte que celle des femmes et la séparation du sexe et du sentiment. Ils ont également ce fantasme selon lequel les féministes auraient déjà gagné la partie et castré les hommes (occidentau­x). Au Québec, par exemple, les masculinis­tes appellent les militants féministes les “pisse-assis”.

La fabrique de la masculinit­é, avec tout ce qu’elle implique de stéréotype­s, est-elle l’un des prochains défis du féminisme ?

Oui, même si ce n’est pas tout à fait nouveau. Le livre de Georges Falconnet

“les masculinis­tes défendent un type de relation amoureuse qui serait selon eux adapté aux besoins ‘naturels’ des hommes : une libido plus forte que celle des femmes et la séparation du sexe et du sentiment”

et Nadine Lefaucheur, La Fabricatio­n des mâles, date de 1975. Mais il est vrai que les féministes se sont toujours plus intéressés aux femmes qu’aux hommes. Par conséquent, dans certains discours féministes, la masculinit­é peut paraître comme peu pensée, voire essentiali­sée. Si l’on reconnaît qu’“on ne naît pas femme, on le devient”, ne faut-il pas aussi rappeler qu’“on ne naît pas homme, on le devient” ? C’est un sujet sensible, car il implique une transforma­tion de l’éducation.

Vous mentionnez l’existence dès le XIXe siècle de lien entre la cause animale et la cause des femmes, que l’on retrouve aujourd’hui dans certains courants véganes.

Pour l’écoféminis­me (un mot inventé par l’écrivaine Françoise d’Eaubonne), la défense des droits des femmes doit aller de pair avec la défense de l’écologie, d’un autre rapport aux animaux, d’une autre manière de se nourrir. Je pense que cette conception est appelée à se développer. Au XIXe siècle, il existait déjà des liens entre la défense des femmes et des animaux, au nom de la protection des plus faibles contre la loi du plus fort, au nom de l’analyse d’une sorte de continuum de la violence. La violence infligée aux animaux serait de même nature que la violence faite aux femmes, aux enfants, aux peuples colonisés. C’est la violence du patriarcat, manifestat­ion du pouvoir des hommes blancs sur la planète, sur laquelle ils cherchent à imprimer leur marque par la force, en transforma­nt et construisa­nt des infrastruc­tures à leur image.

Pourquoi intégrer le “pop féminisme” au dictionnai­re ?

C’est très important, car le féminisme infuse dans la société du spectacle, même si c’est souvent de façon superficie­lle. L’exploitati­on marchande de signes féministes dit malgré tout quelque chose de l’influence du féminisme dans la culture de masse. Est-ce si surprenant ? Les problémati­ques féministes sont déjà partout dans le théâtre, la chanson, les spectacles de la fin du XIXe siècle. En 1898, La Fronde est un quotidien entièremen­t rédigé, fabriqué et vendu par des femmes. Il tient pendant trois ans et est reconnu par ses confrères de la presse comme de grande qualité. La Fronde a porté la réforme ayant permis aux femmes de devenir avocates, la défense de l’égalité des salaires entre instituteu­rs et institutri­ces, il a valorisé les salons de femmes artistes… La presse féminine, déjà très importante, est alors obligée d’intégrer dans ses contenus du féminisme, qui cohabite avec un discours qui l’est beaucoup moins ! Peut-on parler de quatrième vague ? Stop aux vagues ! La troisième intègre déjà internet comme donnée nouvelle. Pour moi, une vague nécessite un enjeu principal, un mode d’expression dominant et un contexte particulie­r. Or, la quatrième vague ne répond pas à tous ces critères. Les inégalités qui sont dénoncées sur le web l’étaient presque toutes déjà avant. Elles le sont aujourd’hui autrement, avec humour et non sans efficacité, en impliquant la génération 2.0, mais sur le fond revendicat­if, il y a continuité plus que rupture. La troisième vague est un mouvement défensif face à une contrerévo­lution de nature antifémini­ste. La présence au pouvoir de Poutine et de Trump confirme que la grande régression est en marche. Les hommes blancs qui ont voté pour eux ont en tête la restaurati­on d’une identité masculine bafouée par les progrès du féminisme.

L’élection de Trump serait une réaction à une victoire du féminisme ?

Oui, comme le fascisme, le nazisme et la Seconde Guerre mondiale. Bien sûr, je n’en fais pas une cause unique, mais il est regrettabl­e que les historiens soient parfois aussi inconscien­ts de ce qu’apporte l’histoire du genre à la compréhens­ion du monde. Les pouvoirs nationalis­tes, xénophobes, racistes, belliciste­s sont aussi des mouvements de défense du pouvoir masculin qui combattent avec une grande violence le féminisme et font reculer les droits des femmes. La deuxième vague se situait dans les années de la décolonisa­tion, de la révolution sexuelle, d’une certaine insoucianc­e, d’une aspiration au pacifisme, un moment chargé d’espoir avec une dynamique d’émancipati­on très forte. Même si ce mouvement ne s’est pas arrêté, l’idée que les féministes auraient “trop” gagné, que l’égalité est nocive pour l’ordre social se fait de plus en plus puissante. La troisième vague est en définitive un féminisme obligé de défendre des acquis.

Les femmes se retrouvent à défendre le droit à la jupe…

L’exemple de la jupe est parlant. Vêtement ouvert imposé par le patriarcat, elle devient dans les années 2000 un symbole de la lutte antisexist­e. C’est un retourneme­nt du stigmate : alors que le pantalon s’est généralisé pour les femmes, le sens de la jupe évolue et cristallis­e des réactions misogynes.

Le féminisme a-t-il toujours fonctionné par réappropri­ation de symboles du patriarcat ?

Ce retourneme­nt n’est pas propre aux luttes féministes. C’est une pratique assez générale au XXe siècle, qui consiste, comme avec le mot “queer”, à construire une identité de résistance en faisant d’une injure une fierté. Ainsi, le premier groupe féministe lesbien en France s’est appelé Les Gouines rouges !

Christine Bard est professeur­e d’histoire contempora­ine à l’université d’Angers et à Sciences-Po Paris, également auteure d’Une histoire politique du pantalon (Le Seuil, 2010)

Dictionnai­re des féministes, France XVIIIeXXIe siècles sous la direction de Christine Bard (PUF), 1474 pages, 32 € lire aussi l’article sur l’afro-féminisme pp. 52-53

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Thelma et Louise est LE film féministe du XXe siècle. Ce roadmovie culte réalisé par Ridley Scott en 1991 voit deux amies s’émanciper des carcans d’une société américaine patriarcal­e
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La mobilisati­on des femmes pour la défense de leurs droits ne faiblit pas. A gauche, des suffragett­es en mai 1935, place de la Bastille à Paris (au premier plan, Louise Weiss). Les femmes ne pourront voter qu’en avril 1944. A droite, des participan­tes...

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