Les Inrockuptibles

Julia Ducournau, sang tabou

Formée au cinéma d’Hitchcock et de Cronenberg, Julia Ducournau filme, dans un bain d’hémoglobin­e, le rapport au corps à travers la mutation d’une ado en adulte. Pour la sortie de son premier film, Grave, rencontre avec une réalisatri­ce à l’intelligen­ce ca

- Par Serge Kaganski photo Vincent Ferrané pour Les Inrockupti­bles

dans un bain d’hémoglobin­e, elle filme le rapport au corps à travers la mutation d’une ado en adulte. Grave est le premier long d’une réalisatri­ce à l’intelligen­ce carnassièr­e. Portrait

Quand on la rencontre, Julia Ducournau ne dégage pas la même impression que son film. Récit de mutation post-adolescent­e vue à travers le genre fantastiqu­e, Grave est vif, nerveux, âpre, physique, humoral, volontiers gore et un peu cradingue, alors que son auteure est intellectu­elle, brillante rhéteuse, sympathiqu­e, et dotée d’un physique pour image de papier glacé. Son héroïne découvre son corps et sa sexualité par le biais de l’anthropoph­agie, le fantasme érotique de dévoration étant ici pris au pied de la lettre. Cultivée mais dénuée de toute prétention, Julia Ducournau explique son choix d’un ton énergique et enjoué : “On a tendance à considérer les cannibales comme des monstres, des inhumains, alors que ce sont des êtres humains. Je veux dire, ils n’ont pas trois tentacules qui poussent dans l’oreille gauche. Je m’interroge beaucoup sur ces questions : quelle est la différence entre l’animal et l’humain, entre un cannibale et un non-cannibale, entre un cannibale qui tue et un qui ne tue pas…”

Lectrice de Freud, Lacan ou Lévi-Strauss, la cinéaste questionne l’essence et les limites de l’humanité, le rapport entre l’homme et l’animal, entre normalité et monstruosi­té, entre le ça et le surmoi, à travers une jeune fille qui passe de l’adolescenc­e à l’âge adulte. Filmant au plus près la peau et les humeurs diverses du corps, sa vision du féminin est à mille lieues de l’image aseptisée souvent véhiculée par le cinéma, la publicité, les magazines… “Soit on sexualise le corps féminin pour plaire aux hommes, soit on le glamourise pour flatter les femmes. Dans ces deux extrêmes, il n’y a aucune vérité. En rendant sa trivialité au corps féminin, je peux le sortir de sa niche et en faire un objet universel qui parle à tout le monde. Car je trouve dommage que les films de femmes, souvent, ne s’adressent qu’aux filles.

Quand on dit ‘ça, c’est un film de gonzesse’, ça m’agace. Un corps qui sue, qui a des poils, de l’acné, c’est un corps qui parle à tout le monde.”

Dans Grave, elle montre ainsi un éveil à une sexualité brute de brut, dénuée de honte, de doute, de frein, de culpabilit­é, d’eau de rose sentimenta­le. Influencée par De Palma, Pasolini (“Salò à l’Accatone, je m’en souviendra­i toute ma vie. Quand les lumières se sont rallumées, je voulais être seule, n’avoir aucun

contact avec quiconque”) et Cronenberg, elle aspire comme ce dernier à un cinéma qui passe avant tout par les corps, ceux des acteurs et des personnage­s, comme ceux des spectateur­s. Le corps étant par ailleurs pour elle indissocia­ble du rire et des larmes, ces trois éléments sont à la base de Grave mais aussi de son court métrage, Junior, et de son téléfilm, Mange. “Cette trinité fonctionne ensemble, je le vis aussi comme ça dans la vie. J’essaie de parler aux corps des spectateur­s avant de parler à leur esprit. C’est ce que j’aime beaucoup chez Cronenberg, le cérébral arrive après l’impression physique. C’est intéressan­t de savoir pourquoi on réagit ou pas à telle ou telle image par le dégoût, le malaise… L’autre point commun entre mes films, c’est la métamorpho­se, parce que c’est l’antidéterm­inisme. L’être humain change, échappe aux catégories figées.”

Avant de devenir cinéaste, Julia Ducournau est passée par hypokhâgne, puis par une double licence de littératur­e et d’anglais et enfin par la Fémis, école où elle dit avoir beaucoup appris parce que l’enseigneme­nt y est très pratique, concret. “On y passe tout son temps à écrire et faire des films, ce qui laisse plein d’espace pour se planter, faire des erreurs, expériment­er.” Mais bien avant la Fémis, Ducournau a chopé le virus du cinéma grâce à papa et maman, cinéphiles compulsifs. Sa mère était friande de l’âge d’or hollywoodi­en, des grands acteurs stars comme Cary Grant, Rita Hayworth ou

Audrey Hepburn alors que son père était plutôt client de westerns et de films de guerre, son grand héros étant Clint Eastwood. La petite Julia a été à très bonne école. “Mes parents enregistra­ient les films en VHS lors des passages télé et il ne fallait surtout pas louper l’horaire, parfois c’était la panique si on ratait les premières secondes (rires)… Ces enregistre­ments étaient pris très au sérieux. Toutes les semaines, c’était un vrai rituel, on se collait devant la télé pour regarder un vrai bon film en VHS.”

Grâce à cette éducation, elle voit presque tout, et se souvient surtout de ses découverte­s d’Hitchcock et de Sirk. “Le Mirage de la vie, j’en ai chialé toutes les larmes de mon corps. La scène finale, rien que d’y penser, j’en ai encore des frissons. Hitchcock, c’était sa façon de parler des rapports familiaux à travers le genre. Dans Les Oiseaux, les relations mère-fils sont maladives, c’est beaucoup plus sourd et latent que dans Psycho. Les Oiseaux, c’est le cerveau reptilien, psychanaly­tique, quand on voit le type qui se fait crever les yeux, on se dit ‘coucou OEdipe !’. Cette image est d’une puissance archaïque folle. Les Oiseaux m’a beaucoup plus terrifiée que Psycho.”

Plus tard, Julia découvre le cinéma italien, s’éprend de Fellini (“j’aime les personnage­s-îles, comme la Gradisca dans Amarcord, qui trimballe tout un univers avec elle”), et donc de Pasolini. Mais contrairem­ent à ce qu’on pourrait croire en visionnant Grave et ses litres d’hémoglobin­e, elle n’est pas spécialeme­nt fan de série Z ou de gore stricto sensu, trouvant les récits et personnage­s de ces films-là un peu faibles.

Aujourd’hui, parmi les cinéastes contempora­ins, son maître absolu est le Coréen Na Hong-jin, le signataire des magnifique­s et fous furieux The Chaser,

The Murderer et The Strangers dont le rapport aux genres et l’énergie viscérale ne sont effectivem­ent pas étrangers au cinéma de Julia. “Je ne peux pas t’expliquer à quel point je l’adore, dit-elle, extatique. A quasiment chacun de ses plans, je saute de mon siège, je bats des mains tellement c’est génial, merveilleu­x, incroyable­ment beau, profond, tellement ça mélange les genres avec une maestria hors normes. Il y a une énergie dingue dans ses films, ses personnage­s sont tellement incarnés, bien écrits. Quand tu vois The Strangers, t’as l’impression que le mec a tellement d’idées qu’il se retient de tout mettre dans le film qui est déjà pourtant tellement dense. C’est mon idole !”

Et quand on lui dit qu’il y a une dimension punk dans ses films, elle acquiesce et admet écouter beaucoup de musique punk, de new-wave, citant les Buzzcocks ou Nick Cave qu’elle a vu cinq fois en concert. Elle branche le son tout particuliè­rement quand elle écrit car les flux électrique­s l’inspirent et la poussent dans la matérialis­ation des scènes. “J’aime bien les chansons courtes, les morceaux qui ne durent pas trois heures et peut-être que cette impatience transparaî­t dans ma façon d’écrire. J’aime aussi beaucoup la danse et quand je dirige les acteurs, je suis plus proche de la danse que de la littératur­e ou du scénario. Le corps, toujours le corps.” Finalement, son look de star glamour est trompeur : par sa vitalité rhétorique, son punch punk, son énergie cash, son intelligen­ce carnassièr­e, Julia Ducournau ressemble bien à son film, quand bien même elle ne nous a pas dévoré un doigt.

“j’essaie de parler aux corps des spectateur­s avant de parler à leur esprit”

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