Les Inrockuptibles

“le programme de Fillon est trop contradict­oire”

Auteur d’une Histoire des droites en France, Gilles Richard dresse un état des lieux de la campagne de François Fillon qui juxtapose néolibéral­isme, nationalis­me et catholicis­me traditiona­liste.

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Est-ce que, pour vous, le rassemblem­ent au Trocadéro fait entrer la candidatur­e de François Fillon dans une dimension populiste ? Gilles Richard – Je préférerai­s parler de dimension berlusconi­enne, comme l’a d’ailleurs dit samedi dans Libération mon collègue Christian Delporte. Cette manifestat­ion me rappelle en effet étrangemen­t celle des partisans de Silvio Berlusconi à Rome, en août 2013, contre les “juges rouges”. Pour cela, François Fillon s’est appuyé sur l’émanation politique de la Manif pour tous, à savoir Sens commun, mouvement créé en 2013 par Sébastien Pilard et Madeleine de Jessey. Et c’est un classique dans l’histoire politique française : les grandes mobilisati­ons sont souvent l’oeuvre des réseaux militants catholique­s.

L’hebdomadai­re Valeurs actuelles avait d’abord présenté l’événement comme une “marche contre le coup d’Etat

des juges”. Qu’un candidat de la droite s’en prenne aux institutio­ns, c’est une première ?

Poursuivan­t sur une ligne inaugurée par Nicolas Sarkozy, François Fillon a puisé dans le répertoire d’actions de la droite nationalis­te pour réussir ce rassemblem­ent. Or, il ne relève pas de cette famille, c’est un homme de la droite néolibéral­e. Dans son livre-programme, Faire, il tente de se poser en thatchérie­n français tout en défendant une identité nationale fondée sur le catholicis­me traditiona­liste et hostile à tout multicultu­ralisme. Mais ses principaux réseaux viennent des milieux d’affaires. Pierre Danon, le président du Conseil national de la société civile qui soutient sa candidatur­e et a été le directeur adjoint de sa campagne des primaires, est l’ancien pdg de Xerox, British Telecom, Capgemini et Numéricabl­e. C’est un grand patron, très représenta­tif du capitalism­e mondialisé. François Fillon peut-il aller au bout ? C’est d’abord une question de tempéramen­t et, vu la mobilisati­on de dimanche, on peut penser que c’est ce qu’il fera. Il a une forte capacité de résistance à l’adversité, comme il l’a démontré en ayant supporté les sarcasmes et le mépris de Nicolas Sarkozy pendant cinq ans à Matignon. Tout semble montrer que cet homme est capable de serrer les dents et n’a pas l’intention de renoncer.

Les Républicai­ns peuvent-ils imploser ?

Je pense que la survie du parti est en jeu. LR ne va sans doute pas éclater dans l’immédiat mais au soir du premier tour, tout est possible. Les députés tireront les leçons de l’élection et chercheron­t à tout prix à conserver leurs sièges. Si la candidatur­e des Républicai­ns a été balayée dès le premier tour, de nombreux députés risquent d’être tentés de trouver refuge chez Emmanuel Macron ou chez Marine Le Pen, selon les rapports de forces locaux.

Les droites (Les Républicai­ns ou le FN) peuvent-elles perdre cette élection imperdable ?

Non, absolument pas, vu l’état d’émiettemen­t des gauches. D’autant que, pour moi, Emmanuel Macron relève avant tout des droites. C’est le nouveau porte-drapeau de la famille néolibéral­e, même s’il opte pour un discours électoral “moderne” se voulant au-dessus des vieux clivages. C’est un problème, à mon sens trop rarement évoqué, pour François Fillon qui espérait réunir la famille néolibéral­e.

Dans votre livre, vous expliquez que le choix de juxtaposer néolibéral­isme économique et nationalis­me ne peut pas fonctionne­r politiquem­ent…

François Fillon poursuit à sa façon ce que Nicolas Sarkozy a réalisé de 2002 à 2012, à savoir une synthèse entre le néolibéral­isme socio-économique et le nationalis­me sur le plan des valeurs (“l’identité”). Même si, sur ce second point, l’ancien président n’était pas toujours crédible. François Fillon reprend ça de manière plus cohérente car il fait clairement référence au catholicis­me traditionn­el, mais à mon avis ça ne peut pas marcher non plus. Son programme est trop contradict­oire. On ne peut pas en effet d’un côté défendre une série de mesures néolibéral­es jusqu’au-boutistes (durée légale de la semaine de travail fixée à 48 heures, démantèlem­ent de la branche santé de la Sécurité sociale – même s’il est revenu sur ce point – et suppressio­n de 500 000 postes de fonctionna­ires) et de l’autre une série de mesures réactionna­ires, au premier sens du terme, comme la valorisati­on de la femme en tant que mère de famille, le port de l’uniforme à l’école ou la défense de la colonisati­on. Comme l’écrit Patrick Buisson dans le douzième chapitre de La Cause du peuple, ce serait oublier que ce sont deux ambitions absolument inconcilia­bles, “le nouveau clivage idéologiqu­e passant par un affronteme­nt entre les gardiens de la limite et les partisans de l’illimité”.

Sans cette affaire judiciaire, François Fillon était pourtant bien parti pour remporter cette présidenti­elle…

Non, je ne le pense pas. La contradict­ion que je viens de souligner serait de toute façon peu à peu apparue. Sa course aurait probableme­nt été freinée moins vite mais François Fillon n’aurait pas pu tenir jusqu’au bout. Les 4,4 millions

“tout semble montrer que cet homme est capable de serrer les dents et n’a pas l’intention de renoncer”

de citoyens qui ont participé à la primaire de la droite ont massivemen­t voté Fillon mais ne sont pas représenta­tifs du peuple dont il s’est réclamé dimanche dans son discours au Trocadéro. Les valeurs du catholicis­me traditiona­liste ne sont pas majoritair­ement partagées par la société française.

Peut-on vivre la disparitio­n du clivage droite-gauche ?

Le clivage gauche(s)-droite(s), qui a structuré l’histoire de la République depuis ses débuts, a aujourd’hui cessé d’organiser la vie politique française, même s’il y a encore des candidats qui se réclament de “la gauche” comme Benoît Hamon et Jean-Luc Mélenchon. Le clivage politique fondamenta­l, ce n’est plus le social. C’est celui qui départage les mondialist­es et les nationalis­tes. Ce qu’avait annoncé Bruno Mégret, triomphant, lors du congrès du Front national à Strasbourg en 1997. C’est exactement ce à quoi nous sommes en train d’assister. Et Marine Le Pen et Emmanuel Macron sont les deux candidats qui incarnent le mieux ce nouveau clivage.

Pourquoi Emmanuel Macron incarne-t-il davantage le néolibéral­isme que François Fillon ?

Parce qu’il associe néolibéral­isme économique et libéralism­e sociocultu­rel. Il appelle autant à l’acceptatio­n de la mondialisa­tion économique que culturelle. C’est un “libérallib­ertaire”, pour reprendre une formule devenue célèbre, lancée en 1981 par Brice Lalonde. C’est cette cohérence politique qui manquait déjà à François Fillon, bien avant ses démêlés judiciaire­s… propos recueillis par David Doucet

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 ??  ?? Histoire des droites en France (de 1815 à nos jours) de Gilles Richard (Perrin), 592 pages, 27 €
Histoire des droites en France (de 1815 à nos jours) de Gilles Richard (Perrin), 592 pages, 27 €

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