Les Inrockuptibles

Aidée par la gentrifica­tion de la Goutte-d’Or, l’enseigne semble vivre une nouvelle jeunesse

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‘dame’, Jules Ouaki a racheté un hôtel de passe à Barbès et l’a transformé en souk en revendant des stocks à bas prix. Le nom de l’enseigne au départ était Tita, le surnom de la mère de Jules. Mais ce nom était déjà pris par une commerçant­e du coin qui a menacé de faire un procès. Comme il avait déjà fait fabriquer les lettres géantes qui surplomben­t le magasin, il a tout simplement inventé le verlan, et c’est devenu Tati.”

A l’image de son slogan simple et efficace vantant “les plus bas prix”, Tati propose une formule nouvelle dans le commerce français et surtout parfaiteme­nt adaptée aux portefeuil­les modestes de l’après-guerre : les vêtements vendus en vrac. “Dès son lancement, Tati a été une révolution. Jules Ouaki disait : ‘Je veux vendre des chaussures comme on vend des patates !’ C’est ce qui a fait le succès de Tati. Pas de gêne, pas de chichis”, explique Elisabeth Bouchard qui fut secrétaire pour la direction générale pendant plus de quinze ans.

A cheval entre braderie, friperie et bazar, ce tout nouveau modèle commercial rencontre un succès immédiat auprès de la clientèle des immigrés du XVIIIe arrondisse­ment. “Petit à petit, Jules Ouaki a racheté tous les hôtels de passes alentour et c’est devenu les magasins Tati de Barbès-Rochechoua­rt comme on les connaît aujourd’hui. Il a ainsi éradiqué la prostituti­on dans ce quartier”, raconte l’ancien directeur de communicat­ion Pierre Lasne. Miné par un cancer, Jules Ouaki décède en 1982, à l’âge de 62 ans. Pour couper court aux chamailler­ies familiales, Eléonore Ouaki, la veuve très respectée de Jules, décide en 1991 de nommer Fabien Ouaki, le plus jeune de ses cinq enfants, à la tête de l’empire vichy rose. A tout juste 33 ans, ce dernier accepte le poste. Un peu malgré lui.

un bouddhiste en costard cravate A la fin des années 1970, Fabien Ouaki est un enfant de son temps. Passionné de musique, le jeune rêveur passe de longues heures à marteler ses fûts de batterie, des groupes de hard-rock plein la tête. Avec ses amis hippies, il s’initie aussi au bouddhisme tibétain et aux spirituali­tés d’Asie, à mille lieues de la tradition juive de ses parents. Lorsqu’il se retrouve soudaineme­nt aux commandes de l’empire de son père, c’est donc logiquemen­t qu’il embarque avec lui quelques amis de ses jeunes années de rockeur, comme pour combattre la grisaille de cette nouvelle vie en costume-cravate.

“Voilà comment je me suis retrouvé à Barbès par un moche matin d’hiver enneigé en janvier 1994. Moi, le goy, au milieu de tous ces Sépharades !”, s’amuse encore Pierre Lasne, pote musicien propulsé directeur de communicat­ion de l’enseigne.

Avec sa nouvelle équipe, Fabien Ouaki se lance aussitôt sur les traces de son père. Et sur le coup, le succès de cette reprise semble évident. En 1994, Tati réalise sa meilleure année avec un bénéfice net de 15,4 millions d’euros et une trésorerie culminant à 67 millions d’euros. Dans la foulée, Fabien Ouaki diversifie la marque, l’implante en province et crée des enseignes spécialisé­es comme Tati Mariage, Tati Or, Tati Optique ou Tati Vacances. Pris par la folie des grandeurs, il décide aussi de lancer son business à l’internatio­nal et ouvre des magasins en Europe, en Afrique du Sud puis sur la prestigieu­se Cinquième Avenue, à New York. “J’ai même le souvenir d’une photo affichée dans le bureau de Fabien montrant un homme sur un cheval au Tibet, avec un sac Tati accroché sur la selle”, se rappelle Marc Boularasse, ancien chef comptable du groupe.

Malheureus­ement, le Tati New York ne prend pas. Pire, il fait perdre un investisse­ment de 90 millions à la marque, dont les finances

commencent à être dans le rouge. Surtout, en 1999, l’épisode tragique de l’attaque de Montmorenc­y éloigne définitive­ment Fabien Ouaki du monde du commerce. Pierre Lasne se souvient de cette période difficile pour son ami bouddhiste qui ne veut désormais plus entendre parler de Tati : “Suite à cette attaque à son domicile, Fabien a cru qu’un contrat avait été mis sur sa tête. Lui et sa famille ont quitté la France pendant plus d’un an. Quand il est revenu, il nous a dit : ‘Je vends !’ En attendant de trouver le repreneur, il s’est mis sous la protection de la police secrète israélienn­e, se déplaçait en voiture blindée et personne ne pouvait plus jamais entrer dans son bureau sans avoir été fouillé au préalable par un garde du corps…”

En 2003, le patron de Tati fait brutalemen­t savoir que la société est en cessation de paiement : 1 200 employés comprennen­t alors qu’ils ne vont pas toucher leur salaire. En 2004, Vetura, une filiale du groupe Eram, rachète la société à l’agonie pour la somme ridicule de 10 millions d’euros, payable comptant. Fidèle au dicton de la maison, Tati aura vendu au plus bas prix.

le sprint de la fast fashion Avec la reprise par le groupe Eram, Tati doit se rendre à l’évidence : il va falloir des évolutions drastiques pour pouvoir relancer la boîte. La nouvelle direction décide donc de tenter un pari ambitieux : abandonner le modèle historique du déstockage pour adopter celui de la fast fashion des nouveaux concurrent­s, H& M et Zara, arrivés en France dans les années 1990. C’est Emmanuel Deroude, un quadra sorti de Sup de Co Lyon et passé par Kenzo et Giga Store, qui se charge de cette refonte complète. Très vite, il embauche des stylistes pour travailler à plein temps sur des collection­s maison renouvelée­s plus d’une dizaine de fois par an.

Désormais, 90 % de l’offre textile vendue chez Tati est dessinée dans les ateliers de la société. Fini les vieilles fripes et les stocks d’invendus. Le chiffre d’affaires de Tati remonte alors jusqu’à dépasser celui des meilleures années de l’enseigne, de nouveaux magasins ouvrent partout dans le monde et la marque reprend peu à peu des couleurs, au point même d’abandonner le fond de vichy rose de son ancien logo. Dans le milieu du business, on pourrait parler d’un sauvetage en règle.

Mais ce soudain changement de modèle économique ne va pas sans causer de remous. En 2009, un employé du magasin Tati de Lille est sauvé de justesse après avoir tenté de mettre fin à ses jours. Le lundi 9 janvier 2012, c’est une cadre de 53 ans de l’historique magasin Tati de Barbès qui se suicide à son domicile après avoir été poussée à bout lors d’un entretien de plus de trois heures avec sa direction. La souffrance au travail. Sans l’esprit de famille qui faisait son essence, Tati doit faire face au même problème que beaucoup de grosses boîtes. D’autant que peu à peu, les réductions de personnel rendent le travail plus difficile. “Les magasins ont été complèteme­nt transformé­s, on dirait des BHV. Dans l’un d’eux, il y avait vingt-huit vendeuses, aujourd’hui il n’y en a plus qu’une. Franchemen­t, il ne reste de Tati que le nom”, regrette Jacqueline Boularasse qui, malgré sa retraite, ne peut s’empêcher d’aller voir les Tati des villes qu’elle visite. Malheureus­ement, la situation risque de ne pas s’arranger, le groupe Eram ayant mis en vente l’enseigne déficitair­e fin février. Faute de repreneur, ce sont 1 720 salariés qui seraient licenciés.

“la rue, c’est Tati” Pourtant, depuis quelque temps, aidée par la gentrifica­tion du quartier de la Goutte-d’Or et l’arrivée sur le trottoir d’en face de la très chic brasserie Barbès, l’enseigne semble vivre une nouvelle jeunesse, à presque 70 ans. Certes, les magasins ont parfois la froideur clinique des temples climatisés façon H & M. Certes, les caisses sont parfois engorgées d’interminab­les files d’attente, faute de personnel. Il n’empêche que la marque Tati reste associée, dans l’inconscien­t collectif, au charme des quartiers populaires et à leur chahut terribleme­nt vivant.

Aujourd’hui comme hier, hipsters, bobos et petits-bourgeois n’aiment rien tant que brandir fièrement leur ouverture d’esprit en allant y traquer la bonne affaire. “Comme la pyramide s’est inversée dans la mode, on trouve maintenant chez Vuitton des chaussures à scratch. Le luxe est un peu en train de se transforme­r en un Decathlon géant. La rue n’a jamais été aussi influente. Et la rue, c’est Tati”, explique Mademoisel­le Agnès, collaborat­rice de Vogue et de Canal+, qui s’est amusée récemment à s’acoquiner avec l’enseigne rose le temps d’une collection, comme l’ont aussi fait les stylistes Chantal Thomass et Cristina Córdula.

Comme le rappelle Pierre Lasne : “Régine a fait sa liste de mariage chez Tati. Catherine Deneuve, Simone Veil, Victoria Abril ou la baronne de Rothschild chinaient dans les bacs à la recherche de la bonne affaire aux côtés des Maliennes, gitanes, provincial­es, Parisienne­s du XVIe. Ce que Benetton prétendait avec ‘United Colors’, Tati l’a fait dès 1948.” Mais cette France en bleu, blanc, rose fêtera-t-elle ses 70 ans ?

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Uné tal duT ati deB arbès, en 1991
 ??  ?? Une influence persistant­e : défilé Céline automne-hiver 2014
Une influence persistant­e : défilé Céline automne-hiver 2014
 ??  ?? Un sac Louis Vuitton, printemps-été 2007 : quand le luxe s’empare d’une marque populaire
Un sac Louis Vuitton, printemps-été 2007 : quand le luxe s’empare d’une marque populaire

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