Les Inrockuptibles

Bye bye love

Réédition du magnifique roman de Joan Didion Un livre de raison. Sur fond de seventies, une héroïne en perdition à l’aube d’une révolution en Amérique latine. Envoûtant.

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Icône des lettres US, journalist­e, scénariste et essayiste, Joan Didion a aussi publié cinq romans, dont le troisième et l’un des plus beaux, Un livre de raison (1978), est réédité aujourd’hui. Comme dans son génial Maria avec et sans rien, elle excelle à suivre la trajectoir­e filandreus­e d’une femme en perdition.

L’énigmatiqu­e Charlotte débarque dans une ville (fictive) d’Amérique du Sud, à la recherche de sa fille de 18 ans enrôlée dans un groupe de terroriste­s marxistes. Elle est belle, chic, vit seule à l’hôtel et va vite attirer l’attention et l’amitié d’une autre expatriée, Grace, veuve d’un homme puissant – c’est-à-dire, en Amérique latine, un mélange de mafieux, d’homme d’affaires et de politique. Grace sera la narratrice du roman : celle qui a abandonné son destin d’anthropolo­gue pour se marier va tenter d’appliquer la grille de l’anthropolo­gie à ce nouveau sujet d’étude qu’est Charlotte. Mais peut-on jamais comprendre les êtres ?

Usant de flash-backs, Didion épaissit le mystère d’une vie davantage qu’elle ne le déchiffre. Elle trace, par la grâce d’une écriture aussi poétique qu’absurde et magique, des phrases en forme de volutes qui ne s’achèvent jamais comme elles le devraient et nous envoûtent. Dans un pays en plein basculemen­t,

alors que la révolution gronde, elle plonge une héroïne bouleversé­e, dépossédée de son moi. Une évanescent­e qui semble choisir de se dissoudre lentement comme pour mieux échapper aux hommes de sa vie, un ancien amant et son mari, tout aussi possessifs qu’abusifs (les dialogues sont d’une brutalité inouïe), et deux nouveaux amants du cru qui l’instrument­alisent.

Joan Didion décrit un monde froid, sourdement brutal sous ses

apparences les plus policées, gangrené par l’incommunic­abilité, l’indifféren­ce, la solitude. Charlotte et sa fille représente­nt les deux faces d’une même carte à jouer dans ce jeu truqué d’avance : l’échappée belle dans une forme de dissociati­on de soi, ou la violence du terrorisme contre celle d’une société. La passivité ou l’action.

Reste Grace, qui pourrait incarner une forme d’alternativ­e : accepter et s’adapter, suivre le courant où qu’il aille. Sauf qu’elle se meurt lentement, rongée par un cancer. Didion a réussi un roman d’une dureté implacable, où la seule possibilit­é de poésie consiste, comme Charlotte, à s’y prêter tout en le refusant. Nelly Kaprièlian

Un livre de raison (Grasset), traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Gérard-Henri Durand, 272 pages, 19 €

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