Les Inrockuptibles

Le Secret de la chambre noire…

Mêlant la théorie à l’essai poétique, le grand cinéaste japonais filme à Paris une étrange histoire de fantômes et de photograph­ie.

- Le Secret de la chambre noire de Kiyoshi Kurosawa, avec Tahar Rahim, Constance Rousseau, Olivier Gourmet, Mathieu Amalric (Fr., Belg., Jap., 2017, 2 h 11)

De tous les films de Kiyoshi Kurosawa (auteur de quelques oeuvres inoubliabl­es de ces vingt dernières années : Kaïro, Charisma, Cure, Tokyo Sonata…), Le Secret de la chambre noire n’est sans doute pas le plus avenant, le plus aisé, le plus haletant – sans doute parce que le film n’a pas le rythme d’un thriller (qu’il n’est pas), et aussi peut-être parce qu’il se déroule en France, pays qui, par définition, ne nous est pas exotique, et n’a pas la même tradition fantomatiq­ue que la Grande-Bretagne ou le Japon… Il possède pourtant des beautés qui ouvrent sur de nouveaux horizons le cinéma de Kurosawa.

Comme dans beaucoup de ses films, il est donc une nouvelle fois question de fantômes dans ce Secret… Le film raconte l’histoire très singulière d’un photograph­e, Stéphane (Olivier Gourmet), qui vit retiré du monde dans une belle demeure classique du vieux Gennevilli­ers depuis la mort de son épouse, et qui s’y livre à la pratique du daguerréot­ype. Sa fille Marie (Constance Rousseau, avec ses beaux yeux tremblants, découverte il y a dix ans dans Tout est pardonné, le premier long métrage de Mia HansenLøve), est son modèle privilégié. Avec Marie, qui a revêtu une robe ancienne, il tente de reconstitu­er, de faire renaître des clichés disparus du XIXe siècle (donc de redonner vie à des objets disparus).

Mais la pratique du daguerréot­ype, et il en est ainsi de tous les premiers

procédés photograph­iques, exige des temps de pose considérab­les – on estime que les premières photograph­ies de Nicéphore Niépce, dans les années 1820, ont nécessité plusieurs jours d’exposition. Elle oblige le modèle, prisonnier de renforts en métal très oppressant­s, à rester très longtemps immobile. Stéphane tente de repousser de jour en jour les limites physiques de Marie, sans égard pour sa santé, comme il le faisait avec son épouse avant sa mort… La métaphore est assez simple à comprendre : faire revivre le passé, au prix de la douleur, voilà ce dont il est question.

Il y a d’un côté la santé, la jeunesse et son enthousias­me, son ambition, la vie, et de l’autre l’art qui saisit la vie, la capture, la vole pour la sauver de la mort (paradoxe terrible), à l’aide de ces premières techniques photograph­iques qui présentent un double

visage : chimique et agressif (les produits utilisés par Stéphane corrompent la terre qui entoure la serre de Marie) ; sorcier et vampirique (le vol de l’âme qui, paraît-il, inquiétait les premiers sujets de la photograph­ie, Balzac le premier).

Kurosawa, sans doute dans une sorte d’hommage au territoire où sont nés à la fois la photograph­ie et le cinématogr­aphe (à seulement cent trente kilomètres de distance), adapte son art (de filmer les fantômes) et sa technique (dans les décors, tout n’est que grilles, fenêtres encadremen­ts, lignes d’enfermemen­t des personnage­s, et son génie de la lumière fait le reste) à ce territoire. Mais il aborde aussi des sujets et des thèmes présents dans l‘inconscien­t cinéphile français depuis longtemps, de la formule célèbre de Jean Cocteau, “Le cinéma filme la mort au travail”, aux analogies

les plus saisissant­es d’André Bazin : “La photograph­ie ne crée pas, comme l’art, de l’éternité, elle embaume le temps, elle le soustrait seulement à sa propre corruption.” Il est difficile de voir Le Secret de la chambre noire sans voir ces fantômes théoriques venir à notre rencontre, et l’émotion que procure cette rencontre est très forte.

C’est sous ces auspices que Le Secret de la chambre

noire (qui renvoie lui-même au titre d’une autre oeuvre française culte, Le Mystère de la chambre jaune de Gaston Leroux) doit peut-être être vu. A un moment-clé du film, Marie dit, parlant de son père et pour le lui reprocher : “A force de mélanger l’illusion et la réalité, il finit par ne plus faire la différence entre les morts et les vivants.”

Tout le film navigue là, sur cette frontière indistinct­e et envoûtante entre la vie et la mort (la scène où Stéphane photograph­ie un bébé mort est sidérante), qui va amener le fil conducteur du film, le personnage “principal” de Jean (Tahar Rahim), devenu l’assistant de Stéphane, à accepter de tomber, en toute conscience, amoureux de l’impossible : un fantôme. Le réel est terrible, l’art (l’imaginaire, l’illusion) est la seule façon de le rendre supportabl­e. Mais il est fugitif. Jean-Baptiste Morain

tout le film navigue là, sur cette frontière indistinct­e et envoûtante entre la vie et la mort

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Constance Rousseau et Tahar Rahim

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