Les Inrockuptibles

Julian Rosefeldt, Michel Nedjar

Julian Rosefeldt propose un collage sonore des manifestes esthétique­s du XXe siècle. Des textes d’une puissance subversive intacte dits par une Cate Blanchett caméléon.

-

Apeine entré dans la salle Melpomène des BeauxArts de Paris qui accueille l’installati­on de l’artiste allemand Julian Rosefeldt, Manifesto, le spectateur éprouve un double vertige, visuel et auditif. A la vision des visages mouvants de l’actrice Cate Blanchett, déployés sur treize écrans dispersés, se mêlent les sons disparates d’une voix féminine. Un peu à la manière du cycle de films Cremaster de Matthew Barney, la cacophonie et le morcelleme­nt posent ici la règle d’un jeu en forme d’énigme : l’artiste nous invite à saisir le sens de treize mini-intrigues, dans lesquelles Cate Blanchett récite des textes majeurs de l’histoire de l’art.

Outre regarder, médusé, l’actrice dans une sidérante performanc­e de métamorpho­se d’elle- même, incarnant des personnage­s successifs – institutri­ce, clochard, trader, veuve, chorégraph­e, ouvrière, mère de famille, présentatr­ice de journal télévisé, marionnett­iste… –, on entend par sa voix des extraits de manifestes esthétique­s du XXe siècle, de Fluxus au pop art, du situationn­isme au dadaïsme, du constructi­visme à l’expression­nisme abstrait, du futurisme au minimalism­e…

L’abstractio­n conceptuel­le conjure son évanescenc­e grâce à cette projection dans un corps situé dans des lieux concrets. C’est cette concrétude, imaginée et filmée soigneusem­ent par Julian Rosefeldt, qui restitue la force parfois oubliée de textes majeurs de l’histoire de l’art (Vertov, Kandinsky, Breton, Fontana, Sol LeWitt, Stan Brackhage, Godard, Venturi, Debord, etc.), tous consignés dans un livret disponible à l’entrée.

L’idée stimulante de Manifesto repose sur cette volonté de raccrocher la théorie esthétique à un corps esthète, tout en resituant la puissance des systèmes conceptuel­s d’hier dans notre présent. Julian Rosefeldt donne à voir notre actualité sensible saisie dans ses multiples visages, eux-mêmes traversés par un souffle de rébellion. Comme si dans le chaos d’aujourd’hui venait s’immiscer une voix rêvée, potentiell­ement émancipatr­ice.

Ce présent à géographie variable accueille la fougue visionnair­e et révolution­naire d’artistes qui ont tous cherché à transforme­r le monde, en appelant à transforme­r nos perception­s. “Il faut créer, voilà le signe de notre temps”, professe Cate Blanchett dans la peau d’une musicienne punk dans

un studio de répétition, en reprenant les mots du poète chilien Vicente Huidobro datant de 1922 ; ou en veuve triste, criant ces mots de Tristan Tzara de 1918 : “Il nous faut des oeuvres fortes, droites, précises et à jamais incomprise­s” ; ou encore dans la peau d’une institutri­ce, ces mots du cinéaste Jim Jarmusch : “Rien n’est nouveau, piquez des idées n’importe où, du moment que cela vous inspire. Ne volez que ce qui parle directemen­t à votre âme.”

Chaque film se suffit à lui-même par la compositio­n d’un récit cohérent et un travail éblouissan­t sur l’image, en même temps qu’il fait écho, dans un même espace-temps, à tous les autres. En ré-ancrant dans nos mémoires trouées la puissance de textes-clés, ce collage éblouissan­t constitue une sorte de manifeste esthétique à ciel ouvert, dont Cate Blanchett, entre Pythie et caméléon, porte la cause à même son visage magnétique, un manifeste en soi. Jean-Marie Durand

Manifesto jusqu’au 20 avril au Palais des Beaux-Arts, Paris VIe

 ??  ??
 ??  ?? CateB lanchett métamorpho­sée
CateB lanchett métamorpho­sée

Newspapers in French

Newspapers from France