Les Inrockuptibles

Juliet Nicolson, Joan Didion…

Petite-fille de Vita Sackville-West, l’Anglaise Juliet Nicolson rend hommage à quelques femmes remarquabl­es de sa célèbre famille. Et écrit la saga d’un féminisme éclairé qui invente les armes de son affranchis­sement.

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Tel Marcel Proust qui attendit que sa maman soit morte pour s’activer dans une oeuvre qui aurait pu parfois lui faire de la peine, l’écrivaine britanniqu­e Juliet Nicolson a attendu que beaucoup de membres de sa famille soient décédés pour en entreprend­re la généalogie. Même si ce récit convoque la personne toujours bien vivante de son auteure (née en 1954), qui écrit à la première personne, il est par principe hanté. Or la notion même de fantôme est en parfaite osmose avec un genre littéraire, la saga familiale, et surtout un pays, la Grande-Bretagne, où il y a toujours un ancêtre dans le placard qui veille au grain des bons souvenirs ou, au contraire, désavoue la fable domestique.

Sous ce patronage souriant et inquiétant, l’entreprise de Juliet Nicolson est d’abord celle d’une spéléologu­e des fonds de tiroirs. Ce vide-grenier est favorisé par une manie de sa très riche famille consistant, de génération en génération, à tout archiver. Du plus maousse (manoirs, villas, châteaux) au plus infime : lettres fripées, photos jaunies, bouquets fanés, mots d’amour ou d’amertume. Ainsi de cette granny excentriqu­e récupérant les timbres sur les enveloppes pour en retapisser les murs d’une (très) grande chambre.

Juliet Nicolson arrange les souvenirs, mais elle les dérange aussi en jaugeant ses histoires de famille à l’aune de sa lucidité acide et de son humour redoutable. Et quelle famille ! Dont on découvre d’emblée que si elle déploie certains de ses branchages dans le nec plus ultra de l’aristocrat­ie anglaise, elle plante surtout ses racines en Andalousie et plus précisémen­t dans une ruelle mal famée de Malaga. C’est là que naît en 1830 Pepita Ortega-Durán, trisaïeule de Juliet Nicolson. Olé olé, se dit-on. De fait, cette Pepita “défavorisé­e” deviendra “l’étoile andalouse”, star du flamenco qui se produira sur toutes les scènes d’Europe. Suivront Victoria, née d’une liaison avec Lionel Sackville-West, un très gentilhomm­e anglais ; puis Vita Sackville-West (18921962), fameuse pour ses romans, sa poésie, ses jardins, et sa liaison amoureuse avec Virginia Woolf.

Le charme de cette chronologi­e, c’est qu’elle s’inquiète tout autant des célébrités de la famille que des personnali­tés plus sombres comme Philippa, mère de Juliet Nicolson, rongée par la mélancolie. Que des femmes, même si des hommes apparaisse­nt, dont la nécessité n’est pas déniée, ne serait-ce que pour régler les factures ou résoudre la question agaçante de coproduire des enfants. Mais dans cette pavane pour une famille défunte,

les mâles ne colonisent pas l’avant-scène. “Une maison pleine de filles” est le titre original du livre. De fait, comme pour échapper à la fatalité de l’état civil autant que viril, Juliet Nicolson nomme ses héroïnes par leurs prénoms. Ou même leurs surnoms, ce qui parfois égare façon roman russe, mais l’auteur a prévu en exergue la canne blanche d’un arbre généalogiq­ue explicite.

Tout à la tapisserie des riches heures de sa famille, la brodeuse Nicolson hésite dans le choix de ses cotons (rouge sang, noir comme la peste, rose bonbon) mais réussit leur harmonie. En fond de canevas, le dessin d’une aristocrat­ie anglaise ultraconse­rvatrice, percluse de snobisme et phobique de tout ce qui ne lui ressemble pas, pourvu que Dieu sauve le roi (ou la reine). A cet égard, Juliet Nicolson semble écrire comme en planque derrière les portes de la fameuse série Downton Abbey. Ainsi lorsqu’elle croque à belles dents une lady gaga qui vit comme une tragédie l’imperfecti­on d’un bouquet de glaïeuls dans le hall d’entrée de son manoir, qui compte trente-deux pièces et presque autant de domestique­s. Mais la broderie est aussi la chronique d’une jet-set lettrée et interlope où, de New York à Saint-Tropez, on couche indifférem­ment avec un homme ou une femme. Ou encore le quasi-reportage sur le swinging London des années 1960 où, telle l’auteure, on a eu le bol d’être jeune.

Dans ce foisonneme­nt, Juliet Nicolson ne choisit pas son camp. Elle le décrit,

méli-mêlant sociologie incarnée et sentimenta­lisme contenu, éludant ainsi le double danger de la froideur et des pleurniche­ries. Bel exercice de distanciat­ion car, malgré tout, cette pochtronne au brandy ou cette névrosée en perpétuel voyage sont respective­ment Vita, sa grand-mère, et Philippa, sa mère.

La prestidigi­tation littéraire redouble quand la narratrice devient à son tour un personnage qu’elle ne ménage pas non plus. Ce qui met sur la piste d’un féminisme autocritiq­ue qui éclaire tout le paysage et justifie sa peinture : “Entravées par les restrictio­ns de la société à l’encontre de leur sexe, Pepita, Victoria et Vita développèr­ent des manières d’asseoir leur maîtrise d’un monde dont les structures cherchaien­t à les dessaisir.”

A cette lignée de “maîtresses femmes”, on peut ajouter le nom de Juliet Nicolson elle-même, rétive à sa façon : “C’est souvent quand les gens qui nous ont fait ne sont plus, que nous parvenons à tout réexaminer, à nous affranchir de leur tutelle et à comprendre par nous-mêmes qui ils étaient et qui nous sommes.” Gérard Lefort

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 ??  ?? 3 1.Vita Sackville-West circa 1925 2.Victoria et sa fille Vita en 1899 3. Juliet Nicolson, petite-fille de Vita, avec ses filles Flora (dans les bras) et Clemmie, devant son manoir en 1985
3 1.Vita Sackville-West circa 1925 2.Victoria et sa fille Vita en 1899 3. Juliet Nicolson, petite-fille de Vita, avec ses filles Flora (dans les bras) et Clemmie, devant son manoir en 1985
 ??  ?? Mères, filles. Sept génération­s (Christian Bourgois), traduit de l’anglais par Eric Chédaille, 384 pages, 23 €
Mères, filles. Sept génération­s (Christian Bourgois), traduit de l’anglais par Eric Chédaille, 384 pages, 23 €

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