Les Inrockuptibles

le dernier premier secrétaire

Patron du PS depuis 2014, Jean-Christophe Cambadélis doit faire face à la transhuman­ce de l’aile droite du parti vers Emmanuel Macron. Ancien trotskiste converti au social-libéralism­e et rompu à l’art du compromis, peut-il éviter la scission ?

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Si tu es élu président de la République, je veux être premier secrétaire du PS.” Il y a six ans, JeanChrist­ophe Cambadélis a les yeux qui brillent quand il confie son dessein le plus cher à Dominique Strauss-Kahn, son mentor, encore en tête dans la course pour la présidenti­elle. On imagine l’ex-patron du FMI hausser ses sourcils broussaill­eux dans un mouvement d’incrédulit­é. L’homme lige de DSK aurait pu convoiter les plus hauts sommets de l’Etat : “Il lui faisait énormément confiance, il aurait pu jouer un rôle politique majeur auprès de lui, il le jouait déjà”, certifie Julien Dray, ex-député socialiste et ami fidèle de François Hollande. C’est pourtant au poste de no 1 du PS qu’il aspire, celui qui a vu passer Michel Rocard, Lionel Jospin ou encore François Mitterrand, comme si cela constituai­t l’aboutissem­ent de sa carrière politique. Lui, ministre ? Ça ne l’a “jamais traversé : pour moi, c’est abdiquer une part de la politique pour appliquer l’intérêt général. Or, j’aime ferrailler, avoir des avis, peser sur les événements. C’est ça ma vie.” Ce sont aussi quelques affaires judiciaire­s – il a été condamné pour emploi fictif dans l’affaire Agos, en 2000, puis en 2006, dans l’affaire de la Mnef – qui ont entamé sa réputation. La consécrati­on lui file entre les doigts, en 2011, quand une autre affaire éclate, celle du Sofitel, brisant momentaném­ent son élan.

L’histoire bégaie. Trois ans plus tard, quand il accède enfin à la fonction suprême de Solférino suite au départ d’Harlem Désir pour le gouverneme­nt, les larges épaules d’ancien rugbyman de “Camba” s’affaissent sous le poids de la responsabi­lité. “J’espère que je n’arrive pas au moment où il faut éteindre la lumière et vider les cendriers”, annonce-t-il aux vieux éléphants du parti qui sourient de son bon mot. Ses craintes s’avèrent fondées. Du tournant social-libéral du quinquenna­t (avec la “politique de l’offre”) à la loi travail, en passant par le projet de loi sur la déchéance de nationalit­é, son mandat est celui de toutes les ruptures à l’intérieur de la famille socialiste.

La victoire inattendue du frondeur Benoît Hamon à la primaire de la Belle Alliance populaire a parachevé la grande dislocatio­n du PS. La dissidence des socialiste­s les plus droitiers, qui annoncent au compte-goutte leur soutien à Emmanuel Macron, semble inéluctabl­e. Leur tête de gondole, l’ancien Premier ministre Manuel Valls, s’est lui-même refusé à parrainer Benoît Hamon et se présente déjà comme le gardien d’une “maison des progressis­tes” qui aurait vocation à participer à une majorité macronienn­e. C’est dire si la disparitio­n du PS n’en est plus au stade de la simple hypothèse. Et si Jean-Christophe Cambadélis, qui rêvait tant de diriger le principal parti de gauche de France, était le dernier premier secrétaire ?

Comme pour conjurer le sort, le grand timonier de “Solfé” s’est entouré de figures tutélaires fédératric­es du mouvement socialiste. Dans son vaste bureau, au premier étage

du siège historique du PS, dans le VIIe arrondisse­ment de Paris, le sexagénair­e aux cheveux parfaiteme­nt gominés a fait accrocher une photo surdimensi­onnée de Jean Jaurès haranguant la foule au Pré-Saint-Gervais, près de la circonscri­ption où lui-même a été élu député pour la première fois, en 1988. De l’autre côté de la pièce, il a installé une table ronde en marbre qui appartenai­t à François Mitterrand, comme une relique de la gloire d’antan. “Parfois, je me mets là et je me dis : ‘Tonton, qu’est-ce que tu aurais fait ? Viens-nous en aide !’”, sourit le premier secrétaire en levant les yeux vers le ciel.

Camba a le sens du symbole. Il y a deux mois, sur le perron de Solférino, il levait le bras du vainqueur de la primaire, Benoît Hamon, tout en tenant la main du vaincu, Manuel Valls. Depuis, aux sourires de circonstan­ce immortalis­és sur la photo de famille, ont succédé les mines inquiètes des veilles de bérézina. “Mon bureau voit constammen­t arriver les frondeurs d’hier, aujourd’hui en responsabi­lité, et ceux qui étaient jadis en responsabi­lité, devenus frondeurs aujourd’hui, admet Cambadélis. Je leur explique qu’on peut trouver des moyens d’entente. Je parle en direct avec Benoît Hamon, Manuel Valls et le président de la République. J’essaie de créer les conditions politiques pour que notre famille soit rassemblée. Toute la journée, c’est ma manière d’écoper le bateau de Solférino.”

Même s’il est nettement plus proche idéologiqu­ement de Manuel Valls, l’ancien poisson-pilote de DSK se veut un trait d’union entre toutes les nuances de rose. Il a pourtant pleinement conscience des contradict­ions qui traversent son parti. Peu de temps après son arrivée au poste de premier secrétaire, c’est lui qui avait surnommé le PS “le parti des deux Gégé”, en référence à Gérard Collomb et Gérard Filoche que tout oppose politiquem­ent. “Concrèteme­nt, il a le cul entre deux chaises, estime ce dernier, ardent opposant à la loi travail, toujours membre du bureau national du PS. Pour la première fois, l’aile gauche a gagné contre l’appareil, mais Cambadélis ne veut pas l’entériner. Il avait dit qu’il exclurait ceux qui soutiendra­ient Macron, mais il ne le fait pas parce qu’il préférerai­t que le PS se transforme en parti démocrate à la Matteo Renzi. Il sape donc à la fois le parti et la possibilit­é de victoire de Hamon.”

Drôle de paradoxe pour un ancien trotskiste qui a rejoint le PS, en 1986, en affirmant que “la modernité sans projet social n’est qu’un slogan”, et qui nourrissai­t l’ambition d’y constituer une aile gauche dans la lignée de Marceau Pivert. Jean-Christophe Cambadélis serait-il entré dans une logique schizophré­nique ?

Derrière les montagnes de livres qui s’entassent sur son bureau, l’intéressé se défend des soupçons de favoritism­e en faveur de l’aile réformiste qui pèsent sur lui, et plaide pour l’intérêt supérieur du parti : “Je suis l’acharné du rassemblem­ent. Il n’y a qu’un seul cas de figure qui me hante : les scissions. S’il y en a une, il y en aura plein, et ce ne sera plus seulement le problème du PS. Ça fait quarante ans que je navigue dans la gauche, je les connais tous par coeur. Si le PS pète, la gauche sera façon puzzle, tout le monde aura son parti et personne ne voudra abdiquer devant l’autre.”

Ce scénario l’angoisse sans doute d’autant plus qu’il réveille en lui un souvenir traumatisa­nt, au moins physiqueme­nt. Le 10 janvier 1971, c’est dans le tumulte d’une scission épique que Cambadélis passe son baptême du feu politique… sous la forme d’une chaise reçue sur le haut du crâne. Dans un amphithéât­re annexe de la Sorbonne situé en sous-sol, se tient alors le congrès de l’Unef, le plus gros syndicat étudiant. Camba milite dans la tendance “unité syndicale” (Unef-US, trotskiste), majoritair­e depuis un an et opposée à la tendance “renouveau” du PCF. Ce jour-là, alors que l’amphi est subitement déserté par l’Unef-US, les militants du PCF s’en emparent. A l’extérieur, les trotskiste­s, qui ne demandent rien de mieux que de “chatouille­r les moustaches de Staline”, sont appelés en renfort :

“si le PS pète, la gauche sera façon puzzle”

“Les staliniens prennent la tribune d’assaut !” L’historien Benjamin Stora, qui a fait adhérer un an plus tôt le futur premier secrétaire du PS à l’Alliance des jeunes pour le socialisme (AJS), la branche jeunesse de l’Organisati­on communiste internatio­naliste (OCI, d’obédience trotskiste), rapplique alors aux côtés de celui-ci : “On est arrivé de l’extérieur, on est monté à la tribune et on s’est battu pour la garder. Jean-Christophe était en première ligne.”

Le schisme à l’intérieur de l’Unef est acté. Désormais, les deux tendances font bande à part. L’Unef-US hérite du siège historique du syndicat, rue Soufflot, qu’elle doit défendre contre les expédition­s punitives du PCF. “Les désaccords ne se réglaient pas par tweets interposés”, convient Cambadélis, dans un sourire évocateur.

C’est dans ce contexte qu’il devient un “révolution­naire profession­nel”. Boulimique de lecture, galvanisé par le romantisme d’Histoire de la révolution russe et La Révolution trahie de Trotski, il considère, comme beaucoup d’ados de sa génération, que Mai-68 n’était qu’une “répétition générale” avant le grand soir. Pour s’y préparer, il faut s’organiser. La formule mise en exergue du Manifeste de l’OCI, rédigé en 1965, achève de le convaincre (comme elle a convaincu Jean-Luc Mélenchon, à la même époque) : “L’OCI prépare la révolution, l’OCI se prépare à la révolution.” “Je cherchais une organisati­on pour faire la révolution. Dans celle-ci, les leaders n’étaient pas des étudiants – comme Weber, Krivine, Bensaïd ou d’autres –, mais des ouvriers : l’un à la RATP – Stéphane Just –, et l’autre à la Sécurité sociale – Pierre Lambert. Je me suis dit que c’était là qu’il fallait aller, car j’avais la faiblesse de croire que la révolution se faisait avec des ouvriers.” Camba disparaît alors sous le blaze de Kostas, emprunté au philosophe marxiste grec Kostas Axelos. “On devait prendre un pseudo car à la veille de l’insurrecti­on, l’appareil d’Etat était prêt à sévir contre le parti révolution­naire – c’est d’ailleurs ce qui se passait au Chili. On devait pouvoir passer en cinq jours dans la clandestin­ité, sans laisser aucune trace”, se souvient-il.

Au sein de l’OCI, dont le secret confine au sectarisme, on se souvient de ce “grand play-boy” qui avait renoncé à être acteur, “un des meilleurs orateurs” de la bande et un des “moins sectaires” surtout, selon Denis Sieffert, actuel directeur de la rédaction de Politis, qui faisait partie de la team lambertist­e. S’il ne déroge pas au style vestimenta­ire de l’OCI – cheveux mi-longs, cravate et complet veston propres à séduire les bataillons de la classe ouvrière –, Kostas se distingue par une rare capacité de synthèse, à l’heure où le narcissism­e des petites différence­s bat son plein à l’extrême gauche. “Il n’était pas vécu comme un sectaire, c’est pour cela qu’il a pris de l’ampleur. Il avait une capacité à parler sans réciter de manière dogmatique”, atteste Julien Dray qui militait à la Ligue communiste révolution­naire (LCR). Encore aujourd’hui, Cambadélis honore cette phrase que le secrétaire général de Force ouvrière, André Bergeron, lui avait confiée dans les années 1970 : “Ne dis jamais de mal de personne. Les salauds sont très peu nombreux”. “Ça m’avait marqué. Même quand j’ai un désaccord politique avec des gens, je ne suis pas celui qui débine dans le secret de l’anonymat”, assure-t-il.

Ces qualités font de lui l’artisan de la réunificat­ion de l’Unef-ID (indépendan­te et démocratiq­ue), en 1980. Alors président du syndicat, il réussit à rassembler mitterrand­iens, rocardiens, trotskiste­s de la LCR et trotskiste­s de l’OCI dans la même maison. “La réunificat­ion était son idée, étaie Benjamin Stora. C’était un bon diplomate. Il manoeuvrai­t beaucoup pour associer les tendances, trouver des compromis.”

Au regard de l’ambiance glaciale qui règne à Solférino, Jean-Christophe Cambadélis semble être l’homme de la situation. Mais hamonistes et vallsistes ont-ils encore suffisamme­nt en commun pour cohabiter ? Unitaire pour dix, Camba monte encore au front : “Un parti vallsiste plus un parti hamoniste, ça fait pas de parti du tout. Il faut que nous vivions ensemble !”

Difficile pourtant de résister à la force centrifuge qui semble s’être saisie du PS en pleine campagne présidenti­elle. D’autant plus qu’il a beau s’en défendre, ou n’être qu’un “pion” placé là par François Hollande aux yeux de Gérard Filoche, Cambadélis a bien une intime conviction. “Quand vous êtes chef d’un parti qui a évolué vers le centre-gauche, que cela correspond à votre ligne politique, que vous avez théorisé vous-même le dépassemen­t du PS dans un mouvement progressis­te, mais que votre candidat est Benoît Hamon, vous êtes nécessaire­ment en porte-à-faux. C’est pourquoi Cambadélis est au bord du ring”, analyse François de Rugy, l’écologiste qui roule désormais pour Emmanuel Macron.

Le fait que le premier secrétaire ait troqué ses menaces d’exclusion du PS pour les députés qui ont parrainé Emmanuel Macron contre leur seule non-investitur­e, est éloquent. Dans l’éventualit­é d’une victoire d’Emmanuel Macron au premier tour de la présidenti­elle, mieux vaut ne pas insulter l’avenir. Pour l’instant, Cambadélis – qui a été sifflé par certains militants au meeting de Benoît Hamon, à Bercy, le 19 mars – se maintient à distance pour sauver la maison rose : “Emmanuel Macron a décidé de s’orienter vers le centre-droit, d’où son accord avec François Bayrou. Il dégage donc un espace au centre-gauche qu’il revient à Benoît Hamon d’investir à fond.” Jusqu’à présent, ses appels ont été infructueu­x. Benoît Hamon préfère la compagnie de Yannick Jadot à celle de Jean-Marie Le Guen qui lui reproche son programme de “gauche radicalisé­e”.

Est-ce à dire que Cambadélis doit faire le deuil du PS ? Dans son autobiogra­phie, parue en 1998, Le Chuchoteme­nt de la vérité, il cite André Malraux, dans Les Conquérant­s : “Ce n’est pas tant l’âme qui fait le chef que la conquête.” De là à conclure qu’il faut se mettre en marche… Mathieu Dejean photo Patrice Normand pour Les Inrockupti­bles

“un parti vallsiste plus un parti hamoniste, ça fait pas de parti du tout”

 ??  ?? Ci-contre, congrès de l’Unef à Nanterre en 1980 ; ci-dessous, avec DSK lors de la campagne législativ­e de 2002
Ci-contre, congrès de l’Unef à Nanterre en 1980 ; ci-dessous, avec DSK lors de la campagne législativ­e de 2002
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