Les Inrockuptibles

all over Chuck Berry

Pionnier du rock, influence ultime de Keith Richards, le créateur de Johnny B. Goode est mort le 18 mars, à 90 ans.

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Les moins de 50 ans considérai­ent-ils Chuck Berry comme une relique poussiéreu­se des temps anciens, un artiste muséal, un truc de vieux à classer entre Maurice Chevalier et Yvette Horner, ou avaient-ils conscience que l’homme de Johnny B. Goode était un des quelques authentiqu­es génies de la culture populaire des soixante-dix dernières années ?

Chuck Berry était l’un des piliers fondateurs de la cathédrale du rock, voire même tout simplement le synonyme du rock comme l’avait estimé un connaisseu­r de la chose, John Lennon. Dans n’importe quelle fête du samedi soir à travers le monde, n’importe quel mariage, n’importe quel bal de village, on entendra immanquabl­ement du Chuck Berry. Sans compter la musique de ses milliers de disciples, qu’ils s’appellent Beatles, Rolling Stones, Beach Boys, Creedence Clearwater Revival, Jimi Hendrix, Ramones, Sex Pistols, Bruce Springstee­n, Nirvana, White Stripes, Johnny Hallyday, Téléphone ou l’Orchestre à Dudule.

Hey, aux côtés de Mozart ou Bach, c’est Chuck Berry qui représente la musique américaine dans le disque de la sonde Voyager envoyée dans l’espace en 1977 à destinatio­n d’éventuels peuples extraterre­stres ! Si Elvis était l’enfant Jésus du rock’n’roll, Chuck Berry

était son Moïse, celui qui a rédigé et gravé dans le marbre ses Tables de la Loi. Chuck Berry, c’est le latin-grec du rock, sa pierre de Rosette, son géniteur zénithal. Nous voilà aujourd’hui tous orphelins.

“Génie”, donc. Ce mot si galvaudé, usé, démonétisé, retrouve tout son éclatant signifié concernant l’excoiffeur de Saint-Louis au regard pétillant de malice. Génie de la chanson de trois minutes en tout premier lieu, dont Berry a “designé” le patron définitif : une intro éjaculatoi­re, un rythme à deux temps calqué sur du blues le feu aux miches, une mélodie imparable n’ayant rien à envier aux plus grands orfèvres de la pop. Demandez donc aux Beatles et aux Beach Boys qui se seraient damnés pour composer Rock’n’Roll Music ou Sweet Little Sixteen (rebaptisé Surfin’ USA par les seconds).

Ajoutez-y le génie de la guitare. Gamin, Chuck avait appris les rudiments du jazz et du blues puis il a juste appuyé un peu fort sur l’accélérate­ur de sa Gibson carmin demi-caisse et là, shazaaam, a wop bop a loo bop a lop bam boom, thank you mam !!! Désolé, on ne peut pas décrire la foudre avec des mots. A propos de mots, un ingrédient essentiel du génie de Chuck Berry a semble-t-il toujours échappé aux non-anglophone­s. Sûr que sa musique vous fait lever de votre canapé, vous brûle le bas-ventre et vous lâche une fourmilliè­re dans l’arrière-train, mais avez-vous tendu une oreille aux textes ?

Dans Johnny B. Goode, carte de visite en lettres d’or, il déroule à deux cent cinquante à l’heure son histoire un peu fictionnée de p’tit gars du fin fond de la cambrousse qui ne savait ni lire ni écrire mais pouvait jouer de la guitare comme on appuie sur la sonnette, un gamin si doué du manche que fatalement, son nom s’inscrirait un jour en lettres lumineuses sur le fronton des salles de spectacles. Dans Maybelene, son tout premier classique, il invente des mots comme “motorvatin­g”, mot-valise entre “motor” et “motivating” : comprenez, le gars flâne en bagnole avec motivation (d’embarquer une babe, sans doute). Motorvatin­g, pfff…

La bagnole, fétiche des années 1950 et de l’essor du consuméris­me, est au coeur de No Money down, splendide descriptio­n détaillée d’une Cadillac deluxe (fiche de concession­naire transformé­e en pure poésie) et hilarante chronique d’un client rêveur qui n’a pas de quoi assurer le premier acompte. Pas de voiture mais le téléphone pour le narrateur de Memphis Tennessee, qui supplie l’opératrice de le connecter à un numéro à Memphis : on pense qu’il veut joindre une copine récalcitra­nte et se faire pardonner d’on ne sait quelle vacherie par des mots doux, jusqu’au twist de la dernière strophe où on comprend finalement qu’il s’agit d’un père divorcé qui désire parler à sa gamine de 5 ans.

Dans School Days, chef-d’oeuvre d’entre les chefsd’oeuvre, tonton Chuck chronique en deux minutes trente la journée-type du collégien : les cours chiantissi­mes qu’ils soient de maths ou d’histoire-géo, la cloche de la récré, le réfectoire de la cantoche, et enfin la libération de 15 heures, direction le juke-joint et le juke-box. Texte parfait de précision et de concision, métaphores savoureuse­s – “throw a coin right into the slot”, “glisser la pièce direct dans la fente du juke-box” –, les censeurs des fifties ultrapurit­aines n’y ont vu que du feu… Enfin, chanson pour laquelle rock’n’roll égal sexe et donc vie.

Chuck aurait pu être un brillant rédacteur en chef avec son sens inégalable de la formule comme cet immortel “roll over Beethoven and tell Tchaikovsk­y the news” (“dégage Beethoven et préviens Tchaïkovsk­i”) grand précurseur du clashien “no Beatles, Elvis or Rolling Stone in 1977”. Eternelle histoire du rock et de la vie, celle des génération­s qui chassent les précédente­s. Les textes de Chuck Berry étaient aussi impeccable­ment taillés que des costards Saint Laurent, s’ajustaient à sa musique sans le moindre faux pli, chaque ligne tombant droit pile poil à la charnière des riffs. John Lennon, qui en connaissai­t un rayon, disait avec admiration que la métrique de Berry était parfaite.

Il a su chroniquer tous les aspects de la vie américaine de son temps avec une invraisemb­lable vista et un style instantané­ment classique, comme s’il avait mis Robert Johnson, Hank Williams, Nicholas Ray et Raymond Carver dans une Cadillac rose et avait ensuite appuyé sur le champignon. En enquillant ses petites comptines de l’Amérique des juke-box, des drive-in et des milk-shakes, il a édifié un corpus aussi iconique, éternel et parfait que les péristyles grecs, les fables de La Fontaine, les muets de Chaplin, les Levi’s 501 ou le logo Coca Cola, à la croisée exacte de l’art et du produit, de la créativité et du commerce. Génie du XXe siècle et du capitalism­e.

Car Chuck Berry s’est épanoui à l’unisson de l’essor du marché, dans ces Trente Glorieuses dont il était parfaiteme­nt conscient. Par ailleurs, il était noir, ce qui n’est pas un détail, développan­t son art et son business dans l’Amérique racialiste d’avant les droits civiques. C’est aussi cela qui rend le parcours de Chuck Berry exemplaire, emblématiq­ue. Né dans les faubourgs miséreux de Saint-Louis, il a tâté ado de la maison de redresseme­nt pour vol à main armée, puis trimé à la General Motors, avant de s’établir comme coiffeur. Le rêve américain qu’il a écrit et chanté à satiété, il en avait éprouvé toutes les coulisses pisseuses, toute la face cachée bien glauque.

Mais plutôt que de lever un poing ganté de noir, plutôt que d’attaquer frontaleme­nt un mur trop solide pour s’effondrer sous les coups d’un musicien, il a fait sa révolution émancipatr­ice par une autre voie, la ruse, celle du renard de La Fontaine. Constatant que le marché était très majoritair­ement blanc, que la musique noire était cantonnée dans son ghetto minoritair­e, il a donné à la jeunesse blanche (et nouvelleme­nt dotée d’un pouvoir d’achat) ce qu’elle voulait entendre : ses histoires de samedis soirs enfiévrés, de collège chiant, de petit(e)s ami(e)s, de drugstores aux néons clignotant­s, de bagnoles chromées et de banquettes arrière baptisées aux fluides corporels, de jupes chantilly qui volent et de costards cintrés qui se déboutonne­nt.

“Bonjour madame la jeunesse américaine consuméris­te, que vous me semblez belle”, et bing, Chuck Berry a ramassé le fromage, qu’il a dû cependant partager avec Chess, sa maison de disques. La légende le disait radin, il était surtout âpre en affaires, et légitimeme­nt revanchard, n’ayant jamais vraiment digéré la condition que lui avait réservée l’Amérique wasp au début de sa vie, ni le partage des droits avec ses agents, producteur­s, musiciens et labels. Il tournait régulièrem­ent dans le monde entier se faisant accompagne­r par des brêles locales pour économiser son pognon.

Chuck Berry est resté un brin rancunier même avec son plus grand fan, Keith Richards, comme on le devine dans le bon documentai­re de Taylor Hackford, Hail! Hail! Rock’n’Roll. Le numéro de grands cachalots du rock réunissant-opposant le maître et le disciple est grandiose, entre l’admiration patiente de Richards

il était le Moïse du rock’n’roll, celui qui en a gravé dans le marbre ses Tables de la Loi

et le gentil sadisme de Berry qui tient à toujours bien signifier que c’est lui le cador.

Je n’ai jamais interviewé Chuck Berry mais les circonstan­ces de la vie ont fait que j’ai vécu une année (1984) dans sa bonne ville de Saint-Louis où j’ai eu le loisir de cartograph­ier le Berryland. Je n’ai pas vu sa maison, mais j’ai humé l’atmosphère vintage du Fox theater, sur Grand Boulevard, sa salle, là où fut filmé le show qui constitue la trame de Hail! Hail! Rock’n’Roll.

J’ai assisté à son concert de fin d’année donné dans le “quadrangle” de Washington University, où il était soutenu par un vrai bon groupe dans lequel on trouvait son pianiste originel, le rondouilla­rd et fantastiqu­e Johnny Johnson. Et j’ai passé des dizaines de soirées sur le Delmar Loop, un ilôt d’americana 50’s avec le Moonrise Hotel et sa déco Apollo génialemen­t kitsch, l’extraordin­aire boutique de disques Vintage Vinyl, et surtout le Blueberry Hill, un coffee-shop dans son jus garni de rock’n’roll memorabili­a du sol au plafond (juke-box antiques, disques vinyles et guitares nacrées aux murs, oldies but goldies dans les baffles) où Chuck passait régulièrem­ent boire une bière et défouraill­er quelques licks (tous ces lieux magiques existent encore, j’ai vérifié il y a deux ans).

Avec la disparitio­n du duck walker, c’est tout un pan de cette Amérique fétichisée mais toujours vivante qui meurt encore un peu et qui revivra une dernière fois cette année quand paraîtra Chuck, premier album du maestro depuis 1979. Chuck Berry s’est ainsi arrangé pour boucler la boucle aussi parfaiteme­nt qu’une chanson. Lui qui avait allumé tant de samedis soirs à travers le monde depuis plus de soixante ans, s’est éclipsé un samedi soir. Génie jusqu’au bout.

ses textes étaient aussi impeccable­ment taillés que des costards Saint Laurent

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Circa 1964
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