le premier poète du rock en Amérique Depuis sa disparition, tout le monde l’a dit, écrit et répété comme une vérité aussi incontestable que l’intro de Johnny B. Goode : Chuck Berry est l’inventeur du rock’n’roll. Mais pas seulement.
Chuck Berry est connu pour des chansons qui, au moins les tubes, commencent par la même intro de guitare, une enfilade de quelques notes en tornade qu’il a inventée. L’intro inventée par Chuck Berry, c’est l’incipit du grand livre du rock’n’roll, l’ouverture magistrale qui donne envie de lire la suite, et de ne jamais finir le livre. C’est aussi le premier article de la déclaration universelle des droits du teenager. Comme le bluesman John Lee Hooker avant lui, Chuck Berry est un styliste de la guitare, un des grands inventeurs du XXe siècle. Mais à la différence de John Lee Hooker, Chuck Berry fait ça dans l’ère du rock’n’roll, dans l’Amérique prospère, optimiste et consumériste des années 50, pour le nouveau marché des teenagers qui l’écoutent dans des voitures belles comme des oeuvres d’art. Dans l’autoradio, en cette année 1958, Chuck Berry chante Sweet Little Sixteen, qui met toute l’Amérique mâle aux trousses d’une adolescente atteinte du blues des grands ; en robe étroite, talons hauts et rouge à lèvres, elle va devoir changer de style et retourner à l’école. L’année suivante, Chuck Berry chante Little Queenie, la revoilà la petite reine, elle ressemble à un mannequin sur la couverture d’un magazine, elle est trop mignonne pour avoir 17 ans et une minute.
“le Shakespeare du rock’n’roll” Ces histoires, ces paroles, il faut les entendre pour en avoir les larmes aux yeux, ou la gaule. Chuck Berry est le premier poète du rock en Amérique. Le prix Nobel de littérature Bob Dylan appelait Chuck Berry “le Shakespeare du rock’n’roll”. Quant à celui qui aurait dû recevoir le Nobel, Leonard Cohen, il a dit “nous sommes tous des notes en bas de pages sous les mots de Chuck Berry”. Les meilleures années de Chuck Berry correspondent à celles de la parution du Lolita de Nabokov (1955 en France, 1958 aux Etats-Unis), et ça ne peut pas être un hasard : c’est le même art érotique, transgressif et révolutionnaire que Chuck Berry et Nabokov libèrent en même temps.
un pionnier pop(ulaire) Mais Chuck Berry a fait plus qu’inventer le rock’n’roll et le faire poète : il a inventé le rock tout court. Dans sa version moderne. Le rock comme art de l’aventure, de la tangente, de l’hybridation, du métissage, de la route à prendre. Chuck Berry fut un pionnier et un poète pop(ulaire) de la créolisation du monde et de la musique. Dès 1956, il enregistre des morceaux que n’ose aucun rockeur de l’époque : des chansons latinos, en espagnol, jouées en solo sur une guitare acoustique… Ces chansons ne sont pas les plus connues, mais elles sont parmi les plus belles. Il y a La Juanda et Hey Pedro, deux romances de paradis perdus qui donnent envie d’aller vivre nu sur une plage de Cancun. Et pour ceux qui préfèrent Hawaï, il y a les instrumentaux Blues for Hawaiians ou Deep Feeling. Si Bo Diddley est l’homme qui a amené l’Afrique dans le rock des années 1950, Chuck Berry est celui qui lui a fait passer les frontières de l’Amérique latine. Et on ne parle que de musique, pas de ses frasques sexuelles.
un Méphistophélès tentateur Son fameux duck walk, hérité de quelques décennies du music-hall noir, évoque en vrai moins la danse des canards (qui en sortant de la mare se secouent le bas des reins…) que celle d’un grand fauve en maraude, d’une panthère à la chasse, prête à croquer le premier petit enfant qui passe. Scéniquement, physiquement, Chuck Berry est redoutablement séduisant, au moins aussi dangereux qu’Elvis – voire beaucoup plus, car Noir dans l’Amérique encore ségréguée. Sur certaines photos, la fine moustache retroussée sur un demi-sourire, il ressemble à la Tentation. Un Méphistophélès noir, dont le regard vous transperce, vous enrobe et vous dit : ‘Tu m’appartiens’. Pour toujours. Stéphane Deschamps