Les Inrockuptibles

le pas de côté du voguing

A travers deux installati­ons, l’artiste Frédéric Nauczyciel aborde la culture du voguing pour mieux déplacer les frontières entre Paris et Baltimore, Blancs et Noirs, performeur­s et spectateur­s, centre et périphérie.

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Quand on cherche quelque chose, naturellem­ent on est poussé à le trouver !”, assure Frédéric Nauczyciel. Mais que pouvait donc chercher cet artiste, né en 1968 et issu d’une banlieue parisienne plutôt blanche, plutôt privilégié­e, en se rendant dans les ghettos de Baltimore ? Un axe traverse son travail depuis une décennie : la relation entre centre et périphérie, qui permet selon lui de faire surgir tous les rapports de domination, et les moyens de les transcende­r. Assez “naturellem­ent” donc, le vidéaste et chorégraph­e s’est retrouvé dans une ville elle-même “périphériq­ue” et au contact d’une communauté issue de la marge : la ballroom scene et la culture voguing de Baltimore, “beaucoup moins arty que celle de New York”.

Né à Harlem dans les années 1960, le voguing a permis, et permet encore, à des communauté­s noires et latinos, populaires, homosexuel­les et transgenre­s américaine­s de s’inventer un lieu émancipate­ur – les balls – en se réappropri­ant et en performant les codes de la mode et du luxe blancs dont le magazine Vogue était l’emblème, et dont bien sûr ils étaient complèteme­nt exclus. La culture voguing déjoue les représenta­tions, à la manière d’un détourneme­nt émancipate­ur et performati­f. Un parti pris que l’on retrouve dans les deux installati­ons présentés par Nauczyciel ce mois-ci, l’une au Centquatre à Paris, l’autre au musée d’Art et d’Histoire de Saint-Denis.

Après dix années dans la danse contempora­ine, Nauczyciel centre désormais son travail sur la vidéo et la performanc­e. Architecte dans l’âme, il délaisse les espaces institutio­nnels du spectacle : “J’avais besoin d’être dans la rue, de sortir de l’homogénéit­é des théâtres et de leurs publics.” En 2011, suivant les traces d’un personnage de fiction, noir, homosexuel, issu du ghetto, il se retrouve à Baltimore. Ce personnage, c’est Omar, de la série The Wire, la figure du voyou complèteme­nt imprévisib­le, parfois violent, parfois sensuel, finalement très libre. Pour l’artiste, Omar symbolise “l’antivisibi­lité” : “Omar refuse de dire absolument qui il est, de se définir. Il réinvente sa manière d’être. Il incarne cette visibilité choisie où on peut apparaître quand on le décide et disparaîtr­e quand on le veut.”

Le lien entre ce personnage, la culture du voguing et son travail prend alors tout son sens : apparaître sur scène, performer, puis disparaîtr­e en retournant dans le dehors, la ville, le ghetto. Néanmoins, l’artiste insiste : il ne travaille pas sur le voguing, mais avec des performeur­s, des personnes capables de déborder les classifica­tions. “Le voguing serait plutôt une manière d’apprendre à se dépasser ; rite initiatiqu­e qui permet, au sein d’une société majoritair­ement blanche, de se tenir debout, de devenir de plus en plus soi-même”, explique Nauczyciel.

Au Centquatre, le spectateur est immédiatem­ent amené à faire un choix : rester à l’extérieur du cube blanc qui compose l’installati­on et regarder les images projetées comme un simple documentai­re, ou entrer dans le cube, pénétrer le monde des vogueurs et y prendre part véritablem­ent. “Une façon de mouiller le spectateur et de symboliser le fait qu’une fois entré dans l’installati­on, le retour en arrière n’est plus possible”, explique-t-il. Intitulée The Fire, Flies Baltimore/

Paris, l’installati­on réunit une traversée filmée de Baltimore et une série de vidéos-performanc­es réalisées avec des vogueurs parisiens de la House of HMU au cours d’une résidence au Centre Pompidou en 2013. Pénétrer dans cet univers, regarder les vogueurs performer leur propre identité à travers la danse et la mise en scène, entraîne selon Nauczyciel un autre type de performanc­e, du côté du spectateur cette fois : “Comme lorsqu’on découvre l’existence d’un autre paradigme, on est forcé d’en accepter l’existence. On peut alors être amené à relire le monde autrement.”

Avec La Peau vive, la seconde installati­on présentée à Saint-Denis, Nauczyciel questionne sous un autre angle la ligne de partage entre soi et l’autre. En proposant à une série de performeur­s et d’artistes de se filmer eux-mêmes, et en projetant le résultat sur huit petits écrans disséminés dans la Chapelle du musée, il les invite à la fois à s’emparer de leur image, de leur corps et de l’espace muséal lui-même. Le vogueur de Baltimore Dale Blackheart, qui était au coeur du projet avec les vogueurs parisiens de HMU au Centre Pompidou, ou plus surprenant encore, l’artiste français Jean-Luc Verna, se racontent ainsi en filmant leur peau, leurs tatouages, leur manière de bouger ou d’apparaître.

Maîtres de leurs choix et de leurs mouvements, ils abordent à travers cette peau qui les sépare du reste du monde leur masculinit­é ou leur féminité, leur fluidité urbaine, leur façon de réinventer la géographie de leur ville ou de leur propre vie. Autant de samples de vie que l’on retrouve sur le seul grand écran de l’installati­on. Y est projeté ce qui s’apparente à une pièce chorale, ralliant à elle toutes les voix disparates de chacun des écrans.

De cette multiplici­té de mouvements surgit alors une chorégraph­ie presque spontanée. Le filmé devient filmeur et chaque performeur est invité au fil de l’exposition à réinterpré­ter la vidéo d’un autre danseur ou à se filmer lui-même, en direct, en train de réaliser une performanc­e. Comme pour marquer encore un peu plus cette mise en abîme du regard porté sur l’autre et les déplacemen­ts qui peuvent s’opérer dans nos manières d’être au monde. Alice Carabédian et Adrien Pontet

The Fire Flies, Baltimore/Paris installati­onvidéo, jusqu’au 9 avril au Centquatre, Paris XIXe La Peau vive du 24 mars au 29 mai au musée d’Art et d’Histoire de Saint-Denis (93)

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A Baroque Ball, 2013, série House of HMU
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