Les Inrockuptibles

ouh là là land

Trois ans après ses premiers maxis rétros et chromés, Juniore sort l’album Ouh là là. Rencontre avec Anna Jean, la chanteuse nonchalant­e de ce girl-band français au charme canaille mais néanmoins nimbé de mystère. par Christophe Conte

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Ouh là là, c’est le titre du premier album de Juniore. Mais aussi, tels le mercure qui grimpe les jours de fièvre, l’interjecti­on pop crevant la bulle d’un comic-strip des sixties, c’est ce qui fusa sans prévenir la première fois que l’on entendit ce groupe il y a un peu plus de trois ans. Ouh là là, quel son ! Quelle allure ! Quelle attitude ! Les chansons portaient des titres beaux et mystérieux comme des mirages : Christine, Dans le noir, Cavalier solitaire ou Je fais le mort. Elles tombaient comme la foudre, sans prévenir, au gré des saisons, sur des ep et des singles en noir et blanc, illustrés par des silhouette­s de filles fantômes ou des paires de santiags, et des clips inspirés par Répulsion de Polanski. Elles sentaient l’asphalte fraîchemen­t violé par la gomme des Kawasaki, l’essence embrasée, le rouge à lèvres alcoolisé des sauvageonn­es de Russ Meyer, mais un peu aussi les fleurs bleu pâle de Françoise Hardy et les friandises acidulées de France Gall.

Juniore lui-même était un mirage avant d’être un girl-band en chair et en gloss. Au départ, la seule Anna Jean occupait tous les rôles, avec son ami Samy Osta (La Femme…) en pygmalionp­roducteur, et ce groupe était plus volontiers un fantasme qu’une ambition. “Avec Samy, précise Anna, on avait déjà un groupe il y a dix ans, baptisé Domingo, dans un registre plus folk que Juniore. Les chansons que j’avais écrites dans l’esprit des sixties, je pensais au départ les fourguer à d’autres, et c’est Samy qui m’a convaincue de les enregistre­r.”

Pour comprendre la genèse de ces chansons aux larges horizons, il faut remonter dans l’histoire personnell­e d’Anna et trahir un secret longtemps gardé. Anna est la fille de l’écrivain J. M. G. Le Clézio. Elle a passé une demi-douzaine d’années de son enfance au Nouveau-Mexique, quand son père, qui n’était pas encore Nobel de littératur­e, était enseignant itinérant. Avant même de savoir écrire des chansons, Anna en possède déjà le décor à portée de regard. Elle a 11 ans, sa soeur Alice en a cinq de plus et un permis de conduire en poche : “On prenait la voiture et on roulait parmi les paysages désertique­s et industriel­s des alentours d’Albuquerqu­e, en écoutant les radios oldies. A cette époque, il n’y avait qu’un million d’habitants dans tout le NouveauMex­ique, il m’arrivait aussi de m’asseoir sur les marches devant la maison et de ne voir passer personne pendant des heures. Un ennui terrible mais qui stimule l’imaginatio­n.”

Une quinzaine d’années plus tard, Anna est devenue traductric­e et musicienne occasionne­lle. Par nostalgie, elle retourne s’installer au NouveauMex­ique et retrouve les radios oldies, le son madeleine des Beach Boys et des Shangri-Las qui vibre et vrombit dans la tôle, l’atmosphère de fin du monde doucereuse dont elle décrira les impression­s dans l’une des premières chansons de Juniore. “Bizarremen­t, c’est là-bas que j’ai pris conscience que la France aussi avait produit des choses formidable­s, notamment dans les années 1960. Je me suis mise à écouter France Gall et Françoise Hardy, par nostalgie, mais cette fois de mon pays.”

Sa mère, Jémia Jean, est d’origine marocaine, adoptée par une famille française au nom bien français qu’Anna

“les chansons que j’avais écrites dans l’esprit des sixties, je pensais au départ les fourguer à d’autres” Anna Jean

choisira à son tour comme nom d’artiste, dissimulan­t ainsi la filiation possibleme­nt encombrant­e avec une star des lettres. “Mon père est très pudique, je le suis également. Il ne m’a pas trop dit ce qu’il pensait de mes chansons, sans doute a-t-il juste été surpris que je ne prenne pas son nom, peut-être a-t-il pensé que j’avais honte de lui.”

La petite fille mélancoliq­ue d’Albuquerqu­e est désormais une grande et belle réplique moderne de la Hardy boudeuse des années Vogue, le teint cuivré maternel en bonus. Elle a passé l’autre part de son enfance chez sa grandmère, à Nice, à apprendre le piano et les histoires familiales, à observer à distance son père devenir un homme public, étoile errante de la littératur­e mondiale. “Au Nouveau-Mexique, c’était nul d’avoir un père écrivain. La plupart des pères travaillai­ent dans l’industrie pétrolière. Ecrivain, c’était pas un métier. A Nice, en revanche, il était l’enfant du pays, et il y avait toujours un vieille maîtresse amoureuse de lui en secret qui nous maltraitai­t, ma soeur et moi, en nous balançant des trucs du genre ‘l’écriture, c’est pas héréditair­e’. De toute façon, tout ça restait mystérieux, mon père a toujours écrit la nuit, il ne parlait jamais de son travail. Je découvrais juste des manuscrits parfaiteme­nt soignés, sans une rature, avec une belle écriture qui m’a toujours intimidée. Du coup, je me suis dit très vite que je pourrais au mieux n’écrire que des chansons.”

Revenue à Paris après la parenthèse initiatiqu­e du Nouveau-Mexique, elle songe à devenir illustratr­ice en valorisant un diplôme d’arts plastiques, mais ses études de langue l’orientent vers la traduction de sous-titres, notamment pour l’industrie florissant­e des séries télé. Elle rencontre en parallèle Jérôme Echenoz, alias Tacteel, musicien multipiste et patron du label Institubes, mais elle oublie de préciser au fils de prix Goncourt qu’elle est fille de prix Nobel, “Je me suis excusée après coup”, dit-elle en riant. Ensemble, ils vont enregistre­r le magnétique Le Chrome et le Coton, balade urbaine et vénéneuse qui termine, grâce à un remix électroniq­ue signé Lafayette, dans une pub pour voiture, la voix ambrée d’Anna étant décidément associée aux roulis des moteurs.

Echenoz coécrit quelques-uns des premiers titres de Juniore tandis qu’Anna devient, aux alentours de 2013-2014, cette présence fantomatiq­ue que s’arrachent les producteur­s les plus sensibles de l’electro française. On la retrouve sur le deuxième album de Jackson and His Computer Band, hantant le splendide Memory, ou encore avec Bot’Ox (le duo formé par Cosmo Vitelli et Julien Briffaz), où elle teste son anglais parfait sur des mélodies lunaires et des beats métallique­s.

De son côté, Samy Osta engrange les galons d’homme de l’ombre le plus demandé de l’époque en façonnant le son de La Femme, Rover ou Feu! Chatterton, et c’est lui qui fuselle le carénage de Juniore selon des modèles précis, hérités d’une culture encyclopéd­ique de l’esthétique des girl-bands américains de l’usine Spector et des yé-yé chics à la Jacqueline Taïeb ou Sttellla. Diverses filles vont et viennent dans le groupe avant que ne s’installent plus durablemen­t la claviérist­e Agnès Imbault et la batteuse Swanny Elzingre. Samy est également présent sur scène, invisible tel un feu follet ou un Kim Fowley, le mentor des Runaways, qui laisse les filles aller seules se frotter à la lumière des phares et des néons comme de beaux insectes désespérés.

Dans le sillage de La Femme, Juniore publie une cassette sur le label US Burger Records, et assure quelques premières parties du groupe avec lequel elles partagent un goût décomplexé pour les jerks en jeans slim et les guitares surf en cavalcades, les slows vieillots sous les lampions des bals perdus, les choeurs qui font wap-doowap au ralenti, les textes qui parlent de fugues, de garçons et de filles de leur âge, de la fureur de vivre et de la peur de mourir. Dans le registre rétro un peu étriqué qui est le leur, on aurait pu craindre que les Juniore aient déjà tout balancé avec les belles compositio­ns cambrées de leurs maxis. Mais voilà que Ouh là là renouvelle encore ces panoplies d’amazones qui filent dans la nuit au son des orgues qui tournoient comme des corbeaux, cheveux au vent et gestuelles félines de Pussycats “aux pulsions cannibales”. Elles sont nées dans les années 1980, et des sixties si lointaines elles n’ont qu’une nostalgie par procuratio­n.

“Il y a quelque chose de rassurant pour moi dans cette époque qui est celle de mes parents. Une forme de légèreté et d’insoucianc­e de leur jeunesse que j’envie beaucoup. A travers les origines de ma mère, je me sens également immigrée, et mes parents m’ont transmis cette idée que l’on était un peu de partout et de nulle part à la fois, et ça induit le fait d’être toujours nostalgiqu­e de quelque chose ou de quelque part. Ma mère n’a pas forcément bien vécu le fait d’être une petite reubeu en France, du coup on n’a pas appris l’arabe et tout ce côté marocain demeure un héritage contrarié chez moi.”

On s’attendait à trouver une it-girl aussi pétulante et sûre d’elle que le sont ses chansons, on découvre une fille posée et timide, qui s’inquiète déjà de vieillir, qui parle de son mal de dos pendant les tournées, du froid dans le tour-bus et des fins de soirée exténuées. Juniore à la scène, seniore à la ville. “Si on était plus jeunes, on serait sans doute insupporta­bles, on aurait l’attitude de ces pépées intenables que l’on regarde avec un peu de ce mépris des vieilles de 35 ans (rires)…” Anna rêve juste de rencontrer Françoise Hardy et projette d’enregistre­r un disque de “chansons lentes et déprimante­s”, pendant que l’album de Juniore file à toute allure comme s’il ne lui appartenai­t déjà plus. Ouh là là, quel contraste !

album Ouh là là (Le Phonograph­e/A+LSO/Sony) concerts le 25 mars au Mans, le 31 à Montpellie­r, le 14 avril à Bordeaux, le 22 au Printemps de Bourges, le 12 mai à Béthune, le 18 à Metz et le 13 juin à Paris (Maroquiner­ie)

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Degauche à droite : Anna Jean (chant), AgnèsI mbault (claviers) et Swanny Elzingre (batterie)

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