Les Inrockuptibles

le saut de l’ange

Héros du cinéma indé des années 2000, Michael Pitt s’est un peu cramé sous les feux d’une célébrité précoce. Après une longue éclipse, il revient dans le blockbuste­r Ghost in the Shell. Portrait d’un homme tourmenté qui a décidé de devenir bankable.

- Par Romain Blondeau photo Jules Faure pour Les Inrockupti­bles

Après dix ans de développem­ent chaotique, la version live du manga culte Ghost in the Shell s’apprête à squatter les écrans du monde entier et à faire trembler les chiffres du box-office. Pensé comme une machine de guerre industriel­le, ce film au budget pharaoniqu­e, réalisé par Rupert Sanders ( BlancheNei­ge et le chasseur), a suivi une campagne de promo millimétré­e. Scénario sous scellés, projos presse retardées au dernier moment, diffusion du premier trailer, en plein Super Bowl, dévoilant des images de l’héroïne incarnée par Scarlett Johansson plongée dans un Tokyo futuriste : tout a été calibré pour exciter le fan et s’assurer un minimum de risques.

En marge de cet imposant barnum hollywoodi­en, une informatio­n a surtout retenu notre attention, presque un bug dans la matrice : l’apparition de Michael Pitt au générique du film, dans le rôle de Kuze, un terroriste sanguinair­e au look d’androïde. Plutôt identifié à un cinéma d’auteur dissident, l’acteur de 35 ans fait ici sa première incursion dans le monde du blockbuste­r mainstream. Et lui-même ne semble pas trop savoir comment gérer son nouveau statut : “C’est une opportunit­é dingue, confie-t-il, planqué dans un hôtel de luxe parisien où il cuve son jet-lag. Il y a des années, j’ai dit à mon agent que si je devais faire un seul film de marché, une grosse franchise, ce serait Ghost in the Shell. Rien d’autre… J’ai halluciné quand ils m’ont appelé pour le rôle.”

La passion de l’acteur pour le célèbre manga nippon remonte à 1995, année de la sortie de la première adaptation en film d’animation par Mamoru Oshii. “J’étais encore adolescent et ça m’a marqué à vie, se souvient-il. A l’époque, le film était culte dans un certain milieu undergroun­d : des artistes, plasticien­s, graffeurs et photograph­es se refilaient des copies VHS. Tout le monde a fini par s’inspirer de Ghost in the Shell : Spielberg, Cameron, les Wachowski, ils ont tous puisé dans cet univers visuel.”

“la seule chose qui motive mes choix, c’est de travailler avec de vrais auteurs. Des mecs qui crèvent pour le cinéma” Michael Pitt

Mais une autre raison plus concrète a convaincu Michael Pitt de s’engager dans l’aventure de ce blockbuste­r formaté pour les multiplexe­s : le fric. “En tant qu’acteur, je ne peux plus continuer à refuser ce genre de propositio­n. Si je veux continuer à jouer dans les films qui me plaisent, à défendre mes goûts, je dois aussi faire des concession­s au business. C’est horrible, mais le cinéma américain évolue ainsi : pour qu’un film indé se produise, il lui faut désormais un casting bankable, donc il faut que je continue à exister dans cette industrie, que je rapporte de l’argent.” Le discours, à la fois lucide et résigné, semble totalement neuf chez l’acteur qui, depuis sa naissance au cinéma à l’aube des 90’s, s’est bâti une filmo radicale et hyperexige­ante, devenant l’égérie révoltée de quelques auteurs à la pointe de la modernité.

Repéré à l’origine par Gus Van Sant (GVS), qui lui confie un second rôle dans A la rencontre de Forrester, en 2000, Michael Pitt a été successive­ment, en 2001, un jeune rockeur chez John Cameron Mitchell ( Hedwig and the Angry Inch) et un skateur camé chez Larry Clark ( Bully) ; un cinéphile libertaire chez Bertolucci ( Innocents, 2003), une projection fantomatiq­ue de Kurt Cobain (son chef-d’oeuvre) dans Last Days (2005), à nouveau signé GVS, et un tueur dégénéré dans Funny Games U.S. (2007) de Michael Haneke.

En un peu moins de dix ans, il a imprimé sa beauté sauvage et ses faux airs angéliques dans une série de rôles borderline qui l’imposèrent en icône sexy et dangereuse, adepte des performanc­es brûlantes. “J’ai dû me battre pour assumer mes choix, lâche-t-il fièrement. A chaque fois, je m’entendais dire que j’étais malade, que les films dans lesquels je m’engageais étaient des suicides profession­nels. Mais je me fous royalement de l’image que je renvoie à l’industrie ou de la controvers­e. La seule chose qui motive mes choix, c’est de travailler avec de vrais auteurs qui ont un point de vue et une singularit­é à défendre. Des mecs qui crèvent pour le cinéma.” Cette vision de son métier d’acteur, assez unique à l’échelle hollywoodi­enne, Michael Pitt se l’est forgée dès ses débuts, sur les planches du off-Broadway.

Issu d’une famille de la workingcla­ss du New Jersey pour laquelle la culture était le dernier des soucis, il s’est éduqué seul aux images, avant de débarquer, à 16 ans, à New York où il vécut dans la misère et enchaîna les petits rôles au théâtre. Remarqué par un directeur de casting, il se retrouve propulsé sur le plateau de la série adolescent­e Dawson, et prend alors la décision qui va bouleverse­r sa carrière : “J’ai eu une sorte de révélation sur ce tournage, se rappelle-til. Moi qui rêvais de travailler avec des artistes, je suis arrivé sur cette banale série télé pour laquelle je n’avais aucun respect. Et là, un producteur me propose un contrat de plusieurs années pour tenir un rôle dans le show. J’aurais pu dire oui, devenir millionnai­re. Mais j’avais d’autres ambitions.”

A la place du confort financier et du glamour, Michael Pitt préféra se jeter dans les bras de quelques têtes brûlées du cinéma indé, dont Gus Van Sant et Larry Clark qu’il qualifie encore aujourd’hui de “pygmalions. Ce sont eux qui m’ont tout appris : l’intégrité artistique, la volonté, l’indépendan­ce… Ils m’ont ouvert la voie et fait comprendre ce qu’était le vrai, le pur cinéma.” Objet de désir et fidèle complice, Michael Pitt aura été pour ces auteurs l’incarnatio­n parfaite d’une nouvelle jeunesse américaine, celle désoeuvrée de la fin des années 1990 ; une jeunesse fauchée par l’économie libérale et la fin des utopies,

qui compense son chagrin dans la rue et la dope. Une image d’icône foudroyée que l’acteur a tenue sans réserve, quitte à parfois frôler la sortie de route.

L’info circule en effet depuis plusieurs années dans l’industrie : Pitt serait un acteur excessif, intense, incontrôla­ble, qui s’engagerait dans ses rôles jusqu’à la rupture. En 2004, en préparatio­n de Last Days, il s’isole pendant des semaines dans une maison en ruines de Cold Spring, près de l’Hudson, et s’enfonce dans un état de dépression proche de celui de son modèle, Kurt Cobain. En 2014, sur le plateau du dernier film de Larry Clark, The Smell of Us, où il campe un second rôle de musicien défoncé, de jeunes acteurs du casting affirment l’avoir vu dormir dans des squats, et traîner dans les pires rades de Paris. Même sur un film aussi calibré que Ghost in the Shell, il n’a pas changé de méthode, s’installant durant toute la durée du tournage dans un container à proximité du studio, où il vivait dans une obscurité totale.

Cumulés aux fréquentes rumeurs sur ses addictions chimiques, ces faits d’armes ont contribué à lui façonner une image d’acteur inconscien­t et autodestru­cteur, un jeune chien fou à la limite du burn-out. “J’ai pu aller loin dans l’approche de mes rôles, mais je connais très bien mes limites”, jure-t-il, avant de s’énerver lorsque l’on ose la comparaiso­n avec River Phoenix, l’icône sacrifiée du cinéma américain des nineties : “River a été une énorme influence dans ma vie et ma carrière, sauf que j’ai vite compris que quelque chose n’allait pas chez lui. Un jour, à 11 ans, j’ai vu une de ses interviews à la télé où il semblait mal à l’aise, gêné par les questions du journalist­e. Il n’arrêtait pas de répéter : ‘Ce n’est pas moi dont vous parlez, je ne suis pas ce garçon-là.’ Il avait l’air tellement malheureux, fatigué, que j’ai compris que ce business pouvait vous détruire, qu’il fallait s’en protéger.”

Pour se sauver du piège hollywoodi­en, Michael Pitt décida très tôt qu’il ne quitterait pas New York (sa “maison”) et qu’il éviterait de courir les auditions, au risque de disparaîtr­e parfois des radars. En 2007, après le tournage de Funny Games U.S., l’acteur s’isole volontaire­ment et connaît une petite traversée du désert. “Ce film a déclenché une sorte de rupture dans ma carrière, juge-t-il. Le tournage avait atteint un tel niveau d’exigence, de perfection, que tout ce que mon agent pouvait me proposer par la suite semblait merdique. Je disais non à chaque propositio­n, si bien que je me suis retrouvé fauché, incapable de payer mon loyer. Le jour où Martin Scorsese a proposé de me rencontrer pour sa série Boardwalk Empire (où il tiendra pendant une saison le rôle d’un gangster – ndlr), j’ai même dû aller me louer un costume, tellement j’étais à sec.”

Quand il n’apparaissa­it pas au casting de quelques films indés plus ou moins fréquentab­les, l’acteur passa ces dernières années à se consacrer à ses deux autres passions : la musique (il a enregistré trois albums d’indie-rock avec le groupe Pagoda, séparé en 2011), et les voyages (il a récemment parcouru le désert du Sahara où il s’est mêlé à une communauté de Bédouins). Son avenir, Michael Pitt le voit aussi derrière la caméra. Après quelques tentatives de courts métrages, il s’est lancé dans la réalisatio­n de sa propre websérie, tournée en conditions amateur avec des smartphone­s, qui traitera d’un sujet que le comédien de 35 ans connaît déjà bien : “La vie.”

Ghost in the Shell de Rupert Sanders, avec Scarlett Johansson, Pilou Asbæk, Michael Pitt, (E.-U., 2017, 1 h 46), sortie le 29 mars

une image d’icône foudroyée que l’acteur a tenue sans réserve, quitte à parfois frôler la sortie de route

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avec Michelle Williams (1999-2000) Innocents de Bernardo Bertolucci (2003), avec Louis Garrel et Eva Green
Dans la série Dawson, avec Michelle Williams (1999-2000) Innocents de Bernardo Bertolucci (2003), avec Louis Garrel et Eva Green

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