Les Inrockuptibles

le mal par la racine

Son documentai­re sur d’exenfants-soldats de la LRA, organisati­on politico-religieuse ougandaise qui sévit depuis la fin des années 1990, fera certaineme­nt moins de bruit que ses Bienveilla­ntes. Il n’empêche qu’avec Wrong Elements, Jonathan Littell continu

- par Serge Kaganski

Il s’est fait connaître à la grande porte des lettres avec Les Bienveilla­ntes, prix Goncourt 2006, roman extraordin­aire par son souffle épique et sa descriptio­n extrêmemen­t fouillée, précise et intelligen­te de la mécanique nazie, sur les plans systémique et individuel : une rationalis­ation de la folie xénophobe ou une sophistica­tion scientiste servant à justifier l’ignominie, un basculemen­t de la raison dans la folie meurtrière. Après l’impact considérab­le de ce livre monstre, Jonathan Littell s’est fait plus discret, tout en continuant à explorer la thématique du mal, que ce soit à travers des essais, comme Le Sec et l’Humide, ou des grands reportages pour Le Monde, en Afrique et en Tchétchéni­e.

A partir de ses rencontres et investigat­ions africaines, il réalise Wrong Elements (documentai­re montré à Cannes, en 2016, qui arrive aujourd’hui sur les écrans), consacré à d’ex-enfants soldats, enrôlés à 12 ou 13 ans dans l’Armée de résistance du Seigneur (la Lord’s Resistance Army, soit LRA) de Joseph Kony. Cette organisati­on religieuse, séditieuse et violente, fondée en 1986, sévit à la lisière de l’Ouganda, du Soudan et du Congo. Et ces enfants, qui furent à la fois victimes et bourreaux, ont aujourd’hui la trentaine et témoignent devant la caméra de Littell, qui, un peu à la façon d’un Claude Lanzmann, les a fait revenir sur les lieux de leurs exactions. Interview d’un homme travaillé par la banalité du mal et par ces actes monstrueux commis par des êtres ordinaires.

Jonathan Littell – Je connais ce conflit et la LRA depuis 1997, quand je travaillai­s dans l’humanitair­e. Et j’ai couvert cette région quand j’ai fait des reportages pour Le Monde. Lors d’un de ces reportages, j’ai rencontré d’anciens guerriers de la LRA qui combattaie­nt désormais pour l’armée régulière ougandaise et traquaient la LRA dans la jungle. Ils savent mieux que quiconque comment se comportent leurs anciens camarades et comment les rechercher. La LRA m’intéressai­t pour son syncrétism­e religieux

et son puritanism­e radical : ils interdisen­t l’alcool, la drogue, le sexe…

Ce puritanism­e rappelle l’islamisme, bien que la LRA se revendique d’obédience chrétienne ?

Oui, mais elle a aussi emprunté des éléments à l’islam. Le chef, Joseph Kony, se dit catholique, mais la LRA revendique aussi la religion des esprits, qui appartient aux traditions locales, ce qui n’est pas incompatib­le avec le catholicis­me. Kony a amalgamé à cela un discours politique pour mener son combat

contre le gouverneme­nt. Son puritanism­e est intéressan­t puisque généraleme­nt, les enfantssol­dats sont complèteme­nt fracassés par toutes sortes de drogues. Mais, à la LRA, pas de drogues. Du coup, ces gamins sont beaucoup plus malléables et perméables à une rhétorique politico-religieuse. La LRA est un bon sujet pour étudier comment on fabrique des petits tueurs. Ma démarche n’est pas politique ou idéologiqu­e mais plutôt anthropolo­gique.

En s’intéressan­t aux bourreaux, votre film s’inscrit dans le sillage de ceux de Claude Lanzmann, Rithy Panh, Joshua Oppenheime­r… Vous reconnaiss­ez-vous dans cette lignée ?

Oui. J’ai vu tous ces films, notamment Shoah. J’ai repris cette grande invention de Lanzmann qui consiste à ramener les témoins sur les lieux des événements ou à les remettre en situation pour les accoucher de leur parole. La mémoire revient ainsi par la parole mais aussi par le corps, les gestes.

En filmant des bourreaux, redoutiez-vous un risque d’héroïsatio­n, de complaisan­ce, peut-être plus grand avec le cinéma qu’avec l’écrit ?

Mon problème de cinéma, c’était plutôt le kitsch africanisa­nt, l’exotisme tam-tam, National Geographic, que je voulais absolument éviter. Je crois que le risque d’héroïsatio­n existe avec la fiction, pas avec le documentai­re. Et puis les protagonis­tes de mon film ne sont pas de purs bourreaux engagés et convaincus comme l’étaient les SS, c’est plus ambigu, et c’est cette ambiguïté qui m’intéressai­t. Surtout, il ne faut pas oublier qu’ils étaient enfants et qu’on les a enrôlés de force. Ils ont eu la malchance de se trouver au mauvais endroit au mauvais moment.

Le conflit que vous traitez est ancien mais par divers aspects, il fait beaucoup penser aux guerres politico-mystiques d’aujourd’hui, la LRA rappelant des groupes comme Daech ou Boko Haram.

Je m’intéresse à des paradigmes. Chaque conflit a ses spécificit­és, mais il y a aussi des fondamenta­ux universels. Est-ce si différent quand on met un fusil dans les mains d’adolescent­s en France, en 1914, pour les envoyer tuer des Allemands ? Les jeunes Américains qu’on a envoyés au Vietnam étaient dans une situation proche de celle de mes personnage­s. Pareil dans l’Allemagne nazie : il y avait certes des volontaire­s comme les SS, mais la majorité des soldats allemands étaient des conscrits.

Un des arguments critiques envers votre roman

Les Bienveilla­ntes portait sur le fait que vous aviez écrit le livre du point de vue d’un nazi. Qu’en pensez-vous ?

Je ne vais pas faire la critique des critiques de mon livre ! Si vous me demandez si la meilleure façon d’étudier le mal est d’aller y voir, ma réponse est dans mes livres et dans mon film.

Dix ans après, quel regard portez-vous sur ce livre, son impact énorme, le prix Goncourt ?

Je n’y pense plus. Cela m’a donné les moyens de faire d’autres travaux, dont ce film. A part ça, c’est le passé, je m’intéresse à ce que je fais maintenant. Quel a été son accueil hors de France ? Zéro aux Etats-Unis, mitigé mais avec de l’impact en Allemagne, très bien accueilli en Russie et en Pologne… Aux Etats-Unis, la critique a démoli le livre au bazooka. J’ai reçu une seule critique positive, noyée dans un océan de papiers négatifs. Le New York Times avait donné le ton en disant que j’étais la preuve vivante de la perversité du goût français (rires)…

Si les Français sont pervers, les Américains sont politiquem­ent bizarres. Comment ont-ils pu porter à la présidence une personnali­té aussi incompéten­te, inexpérime­ntée et pulsionnel­le que Donald Trump ?

Vous n’êtes pas le seul à être surpris. Maintenant, l’important est de voir comment les institutio­ns vont résister. Pour le moment, les juges ont réussi à stopper le Muslim ban. Il faut que cela tienne quatre ans. Il faudrait aussi que les Républicai­ns se bougent un peu le cul. Ce n’est pas trop le cas pour l’instant parce qu’ils doivent tenir compte de leurs électeurs qui ont voté Trump. Mais s’ils se prennent une veste aux élections de mi-mandat, ce sera une autre question. D’une certaine manière, l’incompéten­ce de Trump est rassurante : elle le ralentit et peut être préjudicia­ble aux Républicai­ns sur le moyen terme.

Les Démocrates n’ont-ils pas loupé la carte Bernie Sanders ?

Si, peut-être. Sanders a ouvert la voie à une forme

“la démocratie est un ensemble d’équilibres précaires, difficile à construire mais facile à casser” Jonathan Littell

de gauche qui n’existait pas dans le jeu politique américain. Ce serait bien que le Parti démocrate redevienne celui des gens, et pas seulement celui des grosses multinatio­nales du numérique.

Vous avez la nationalit­é française, vous avez grandi en France. Observez-vous de près sa politique ?

Je ne suis pas sûr que l’on assiste à une montée du populisme, je crois surtout que ce sont les autres leaders politiques qui laissent un grand vide que Marine Le Pen occupe. Ce qui est en face d’elle est tellement minable, corrompu, incompéten­t qu’elle n’a pas de mal à mener les choses. Le programme de Benoît Hamon est plutôt bon dans ses fondamenta­ux, mais lui me paraît manquer de charisme, d’envergure.

Dans votre essai Le Sec et l’Humide, vous dites en résumé que le sec, c’est le fascisme, et l’humide, c’est l’humanisme. Pouvez-vous développer ?

Je reprenais la thèse du chercheur allemand Klaus Theweleit. Son hypothèse était que le fascisme est plus un symptôme qu’une opinion politique. S’appuyant sur la psychanaly­se non-freudienne, il montrait que le fasciste est terrifié par tout ce qui est fluide, mouvant, et se construit une sorte de carapace de protection, une armure psychique où tout est au contraire rigide, solide, immuable. Le fasciste est binaire, alors que le non-fasciste est multipolai­re, ouvert, fluide.

Tous vos travaux sont des regards et des analyses sur ce qu’on appelle le mal. Or, des atrocités continuent de se produire… Ressentez-vous parfois votre travail comme inutile ?

Face au cancer, deux options. Soit on va à la pêche en attendant de crever, soit on se tape des chimios pénibles en se disant qu’on se donne une chance de survivre. On n’a pas le choix, la vie est une lutte. On se bat sans avoir la certitude de gagner, mais c’est le combat en soi qui vaut la peine.

Face à la montée des populismes et des dirigeants autoritair­es, craignez-vous pour la démocratie ?

Comme disait Churchill, la démocratie est le pire des systèmes, à l’exception de tous les autres. La génération de nos parents, après la Seconde Guerre mondiale, pensait la démocratie durablemen­t installée, on croyait voguer vers un avenir meilleur. Mais cela ne fonctionne jamais comme ça, d’un coup de baguette magique, il faut tout le temps lutter. La démocratie est un ensemble d’équilibres précaires, difficile à construire mais facile à casser. Ce n’est pas que le vote, ce sont les contrepouv­oirs, l’indépendan­ce de la justice et de la presse, l’intérêt général… Trump a cette vertu involontai­re, il nous rappelle par l’absurde en quoi la démocratie est précieuse et nécessaire.

Wrong Elements de Jonathan Littell (Fr., All., Belg., 2017, 2 h 15)

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Michael et Geoffrey rejouant une scène d’enlèvement
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Enlevés à l’adolescenc­e par la LRA, Michael, Nighty et Geoffrey tentent aujourd’hui de se reconstrui­re. Ici à Djebelin
 ??  ?? Dominic Ongwen, ex-dirigeant de la LRA. A Obo, au moment de son arrestatio­n, en 2015
Dominic Ongwen, ex-dirigeant de la LRA. A Obo, au moment de son arrestatio­n, en 2015
 ??  ?? JonathanL ittell sur le tournage de Wrong Elements
JonathanL ittell sur le tournage de Wrong Elements
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