Les Inrockuptibles

Little miss strange

Jeune Californie­nne à la voix d’or, Weyes Blood a sorti en janvier un ep avec Ariel Pink. Parcours d’une chanteuse énigmatiqu­e et fantasque, de passage en France au printemps.

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En interview, la voix grave de Natalie Mering, 28 ans, caresse l’âme tout en jetant un voile de mystère sur ses phrases. Les mots se retrouvent comme avalés, mâchés, grommelés jusqu’à former un tout nouveau langage à nos oreilles en mal de repères phonétique­s. C’est un timbre sans âge, émanant d’indistinct­es profondeur­s, qui n’a rien et tout à voir avec celui, lyrique, aigu comme s’il cherchait à toucher les cieux, de son double artistique, Weyes Blood.

Si l’on s’attache autant à saisir cette voix XXL, c’est qu’elle nous a collé un genre d’impression rare. Un mélange de familiarit­é et d’étrangeté, de modernité et d’intemporal­ité, qui nous a frappés au coeur en septembre 2016, à la sortie de son troisième album de pop pastorale et symphoniqu­e, Front Row Seat to Earth. Et qui a continué de nous atteindre, passionném­ent, sur Myths 002, un ep en collaborat­ion avec Ariel Pink, grand zinzin devant l’Eternel, sorti fin janvier.

Inutile d’y aller par quatre chemins, Myths 002 est porté par la voix de Natalie Mering, cristallin­e et profonde, lointaine et très pop, en cela digne héritière d’une Kate Bush époque Wuthering Heights. Elle évoque aussi la puissance étincelant­e de Karen Carpenter ou de Joni Mitchell, cette pop-folk californie­nne des seventies qui chantait l’amour avec un grand A, ici revisité façon “génération Y”, titre d’un de ses singles (Generation Why). Le pseudo est un clin d’oeil à Wise Blood, premier roman de l’écrivaine Flannery O’Connor, figure du southern gothic, sous-genre littéraire né au début du XXe siècle au sud des Etats-Unis, un mélange de surnaturel, de grotesque et d’excentrici­té. Une descriptio­n qui siérait parfaiteme­nt à Weyes Blood, toujours à mi-chemin entre le premier et le second degré. Il n’y a

qu’à voir ses interludes sur le morceau d’ouverture Tears on Fire, aussi outrancier­s que ce clip tendance Monty Python dans lequel elle surgit les yeux maquillés de rouge, déclamant son refrain bouche béante sur fond de fausses flammes.

Où trouver l’origine du génie fantasque de Natalie Mering ? Le quotidien qu’elle

décrit est somme toute assez banal, celui d’une jeune femme aux cheveux longs et à la gracilité adolescent­e se promenant dans Echo Park, l’un des poumons de verdure de Los Angeles, son casque sur les oreilles. Il y eut tout de même la salvia divinorum, plante psychotrop­e expériment­ée par trois fois sur le toit d’un ami qui la cultivait, à l’âge de 21 ans. “J’ai fermé les yeux et pénétré le monde fou de la salvia. Il y avait un ventilateu­r qui faisait ‘zouf-zouf-zouf’. Une bande de clowns me balançait. Certaines drogues très intenses t’invitent à un voyage psychologi­que avec toi-même. Ce qui peut aider la créativité. Mais je crois qu’il faut se sentir prêt et surtout ne pas chercher à interagir avec le monde extérieur”, raconte-t-elle en riant.

Il y eut aussi le père musicien, leader de Sumner, groupe obscur avec lequel il joua au mythique club du Strip, le Whisky a Go Go, avant de virer chrétien. “L’industrie de la musique l’a déçu. Il s’est réfugié chez les born again avec ma mère et a renoncé

à son passé de rockeur. Le seul truc qu’il m’a appris, c’est de ne jamais faire confiance à un manager.” Jeff Buckley, Suzanne Vega, les Beatles, Stevie Wonder ont malgré tout continué de résonner dans la maison familiale, façonnant son éducation musicale comme celle de ses deux grands frères, l’un musicien sous l’alias Raw

Thrills, l’autre graphiste. “Je suis née dans cette religion, donc je ne sais pas ce que je lui dois ou non. Ça m’a peut-être éveillée à la spirituali­té, au monde sensible. Reste que tout était noir ou blanc, bien ou mal. Le jour où l’on m’a expliqué que l’homosexual­ité n’était pas tolérée, ça a été un gros déclic pour moi.”

Natalie Mering s’envole pour les scènes noise et expériment­ales de Portland et New York, s’en lasse, et décide de faire éclore son être profondéme­nt pop “à la maison”, la démesurée et mystérieus­e Los Angeles qui l’a vu naître. Elle y traîne aujourd’hui avec le musicien foufou Drug Dealer, “un vieil ami” qui l’a invité sur deux morceaux dont l’un aux côtés de Mac DeMarco, lui aussi récemment installé dans la Cité des anges. Elle n’en dira pas plus.

Weyes Blood est une énigme. Pas du genre à s’épancher. Tout juste saurat-on qu’elle voue une passion à Rebecca d’Hitchcock, aux Liaisons dangereuse­s de Stephen Frears et qu’elle exècre les nouvelles technologi­es. “Certains sont nés pour être derrière un ordinateur, moi ça m’a toujours désorienté­e. Je ne m’y identifie pas.” Aucun passéisme pourtant chez celle qui semble tout simplement préférer contempler le désert californie­n en rêvant d’Apocalypse.

C’est d’ailleurs en plein Far West texan, au beau milieu de nulle part, qu’elle jouait début mars aux côtés de Perfume Genius, dans le cadre du saugrenu Marfa Myths Festival organisé par le label Mexican Summer, également à l’origine de son ep Myths 002. La boucle est bouclée. Enfin presque. Laissons-là plutôt dénouée. Carole Boinet

ep Myths 002 (Mexican Summer/Pias) concerts le 4 avril à Rouen, le 5 à Bordeaux, le 6 à la Roche-sur-Yon, le 11 à Paris (Point Ephémère), le 3 juin à Barcelone (Primavera Sound)

“il y avait un ventilateu­r qui faisait ‘zouf-zouf-zouf’. Une bande de clowns me balançait”

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