Les Inrockuptibles

quelques grammes de panache

Photograph­e snob de la Café Society, Cecil Beaton écrivait une histoire du style à travers ses plus excentriqu­es représenta­nts. Enfin réédité, son livre culte, Cinquante ans d’élégances et d’art de vivre, ravive un temps révolu.

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C’est un des mystères de l’édition : il faut parfois plus d’un demi-siècle pour qu’un livre culte, connu et attendu par une nouvelle génération, soit enfin réédité. Ecrit au début des années 1950, publié en France en 1954, The Glass of Fashion, de Cecil Beaton, fait partie de ces ouvrages devenus introuvabl­es. C’était dommage : si Beaton, photograph­e (anglais) de toute la sphère glamour d’une grande partie du XXe siècle, longtemps attaché au groupe Condé Nast, peut agacer par sa réputation de mondain, de snob, et d’arbitre du “bon goût”, expression qui sonne aussi ennuyeuse que réactionna­ire aujourd’hui, il fait aussi preuve d’un véritable talent d’anthr-opologiste quand il s’agit de décrire la haute société de son temps et son corollaire, la Café Society, ancêtre cultivée de la jet-set. On doit donc à Séguier, maison d’édition qui s’est elle-même baptisée “éditeur de curiosités”, de rééditer (avec, hélas, les coquilles d’époque aussi…) cette véritable curiosité littéraire qui, sous le titre Cinquante ans d’élégances et d’art de vivre, vaut par sa galerie de portraits.

Des portraits de femmes, principale­ment, qui, de la fin du XIXe siècle aux années 1950, racontent les basculemen­ts sociétaux (deux guerres mondiales) à travers leurs corps – la mode qui change –, leurs façons de recevoir et d’ériger le quotidien en une forme d’art. Elles sont souvent riches, mais certaines perdront leur fortune sans perdre leur volonté de vivre avec style.

Mais qu’est-ce que le style ? Pour Beaton, une volonté farouche d’être unique, de jouer de la règle pour la subvertir selon sa loi. C’est peut-être dans le demi-monde, chez ces cocottes flamboyant­es décrites par Marcel Proust et balayées par la Première Guerre, paradant au bois avec deux lévriers afghans et des aigrettes kilométriq­ues sur la tête, que Beaton trouve d’abord la plus parfaite expression de la beauté devenue oeuvre d’art : “Un jour, peut-être, quelque historien consacrera un livre à ces femmes uniques en leur genre et dont l’espèce a disparu de la société contempora­ine. Du point de vue d’une société

‘respectabl­e’, elles semblent parfaiteme­nt inutiles. Mais il faut tenir compte du fait que le monde dans lequel elles vivaient n’était pas, comme le nôtre, un monde où l’on a besoin d’une justificat­ion. Il n’était menacé ni du dedans ni du dehors.”

Cecil Beaton a été influencé par sa tante Jessy, une anglaise

frappading­ue dont l’immense richesse lui permit d’exprimer toute son excentrici­té, jusqu’au moment où elle perdit tout, vint trouver refuge chez les Beaton, et n’en continua pas moins d’être délicieuse­ment désinvolte, sans jamais se plaindre. On trouve ainsi une flopée de “ladies” anglaises toutes plus extravagan­tes

les unes que les autres. A travers elles, le photograph­e dandy nous livre son message : une apologie de la fidélité à soi-même, incarnée par exemple par une certaine Mrs Lydig, la première femme à porter une robe entièremen­t décolletée dans le dos, et qui possédait trois cents paires de souliers pointus : “Mrs Lydig n’oubliait jamais ce qui faisait sa personnali­té et ne se permettait, à l’égard de son propre style, aucune liberté, aucune négligence.”

Contre toute attente, Beaton se livre aussi à une apologie de la simplicité, à travers son très beau portrait de Greta Garbo (avec qui il eut une liaison) ou de “la dame du Chili”, alias Eugenia Errázuriz : “Elle préférait un seul objet vraiment beau à toute une quantité de jolies choses”. Ses murs sont peints en blanc (une nouveauté à l’époque), ses parquets lessivés, et sur sa table, ne se trouvent qu’un jambon, du pain et des fromages mis sous cloche.

De chaque page du livre de Beaton, Bottin mondain dont il serait épuisant de citer tous les noms, s’échappe un parfum de désuétude et de mélancolie : ce sont des portraits de mortes qu’il nous livre, sans rien taire de la façon dont chacune d’elles aura fini. Car derrière les velours, les brocarts, les bals, les robes Poiret ou Balenciaga que décrit l’esthète, l’on devine des vies palpiter, concentrée­s en un geste, un objet, une parure, puis passer, fléchir enfin comme ces modes qui ne sont plus que des souvenirs, mais entourées de ces objets qui leur survivront. L’art de vivre chez Beaton se mue souvent en art de mourir. Son admiration va à ces femmes qui surent aussi tirer leur révérence avec panache. A 90 ans, se voyant perdre la mémoire, Mme Errázuriz refusa d’être un poids pour sa famille et rentra au Chili, où elle passa deux ans dans la plus parfaite solitude avant de mourir dans un accident de voiture. Quand Lady Emerald Cunard, malade, se sentit mourir, elle réunit quelques amis à dîner autour de son lit, leva sa coupe de champagne et dit : “Je bois à ma mort.”

Le livre de Beaton est leur tombeau en même temps que celui d’une époque révolue. En 1950, alors que le prêt-à-porter permet à tous de s’habiller à la mode au risque de l’uniformité, il s’interroge : “Mais est-ce que personnali­té et démocratie sont réellement incompatib­les ?” Trois ans avant sa mort en 1980, le punk lui donnera tort. Nelly Kaprièlian

Cinquante ans d’élégances et d’art de vivre (Séguier), traduit de l’anglais par Denise Bourdet, préface de Christian Dior, portrait de Cecil Beaton par Violet Trefusis, illustrati­ons de l’auteur, 352 pages, 22 €

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Illustrati­on de Cecil Beaton extraite de son livre

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