Les Inrockuptibles

Un salaud très ordinaire

Spécialist­e du Proche-Orient, la journalist­e Sofia Amara est partie sur les traces du chef de l’Etat islamique. Outre la traque d’Al-Baghdadi, le documentai­re donne à voir un personnage falot que les circonstan­ces ont transformé en chef de guerre.

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Al’hôpital de Mossoul, en Irak, mieux vaut donner naissance à une fille qu’à un garçon : ces derniers doivent être appelés Abou Bakr, du prénom du chef de l’Etat islamique (EI), sous peine d’une amende de cent dollars. Voilà une des anecdotes terrifiant­es racontées dans le documentai­re de Sofia Amara, Al-Baghdadi, sur les traces de l’homme le plus recherché du monde. Pendant plusieurs mois, la journalist­e, spécialist­e du Proche-Orient et déjà auteure d’enquêtes sur la Syrie ou le Qatar, a arpenté le Liban, la Jordanie, l’Irak et les Etats-Unis afin de mettre en lumière le parcours de celui qui, après être devenu le chef de l’EI en 2010, s’est proclamé calife, à Mossoul, en 2014.

Via des documents et témoignage­s inédits – une de ses ex-femmes, une adolescent­e réduite en esclavage, d’anciens compagnons de geôle… –, la réalisatri­ce montre “comment ce personnage, somme toute assez banal, ridicule, a été capable de fédérer des hommes, une idéologie ; de créer une organisati­on capable de faire autant de mal, et ce, sans que personne n’ait pu y mettre un terme”. De quoi souligner le côté “absurde” de l’histoire, “faillite collective, qui transcende les frontières et les politiques”, in fine “plus monstrueus­e qu’Al-Baghdadi lui-même”.

Car, à première vue, rien ne prédisposa­it ce personnage falot à devenir le leader du mouvement qui a causé des centaines de morts au Proche-Orient, mais aussi en Europe et Outre-Atlantique. Ses anciennes connaissan­ces sont formelles, à l’instar d’un voisin qui évoque “un garçon pauvre, ordinaire”, sans charisme ni intelligen­ce particuliè­re. Et pourtant, l’ex-étudiant en théologie à l’université de Bagdad est

très vite passé du statut de “petit jihadiste coincé à chef incontesté de l’EI”. L’événement qui va tout changer, outre la guerre en Syrie en 2011, “véritable catalyseur ayant permis l’ascension de l’organisati­on” : l’invasion de l’Irak par les Etats-Unis, en 2003.

Depuis, il a été établi que le pays, quoique plongé dans une sanglante dictature, n’était pas lié aux attaques des tours jumelles. Mais le mal est fait, “l’Irak vacille”. Des groupes terroriste­s se constituen­t. C’est à cette époque qu’Abou Bakr alBaghdadi devient jihadiste, avant d’être capturé et enfermé dans le camp Bucca. Sofia Amara s’est rendue dans ce lieu créé par les Etats-Unis en 2004 et surnommé “l’école du jihad” (il a été fermé en 2009). Du sable, du sable et encore du sable : d’après une psychologu­e américaine experte des enjeux de déradicali­sation, “les prisonnier­s traçaient dessus des plans de bombes”. La caméra de la journalist­e et ses équipes ne s’arrêtent pas là, retrouvant le fondateur de l’Armée islamique d’Irak, qui vit aujourd’hui en Jordanie, pour qui Al-Baghdadi, à l’origine “second couteau”, s’est métamorpho­sé “derrière les barreaux”. Elle suit aussi des membres de l’unité d’élite des Faucons, à Bagdad, chargés de “traquer” le patron de l’EI. On voit alors des photos récentes du terroriste, de l’une de ses planques à Mossoul, ses carnets de notes parsemés de petits coeurs et de mots haineux, mais aussi sa lettre d’allégeance au créateur d’Al-Qaeda en Irak.

Un tel tournage comporte nombre de difficulté­s. La journalist­e doit fuir dans un lieu sûr, après avoir reçu des menaces. Ce n’est pas la seule scène forte du film, qui alterne interviews en plan fixe, séquences tournées à l’épaule, images d’archives ou encore vidéos de propagande made in EI. Parmi ces séquences, l’entretien avec l’une des ex-compagnes, aujourd’hui au Liban, d’Al-Baghdadi. Elle y élève la petite fille qu’elle a eue avec lui ; “elle lui ressemble beaucoup physiqueme­nt”. Sofia Amara rappelle comment cette femme dénigre son ex-mari, “qui n’était rien” pour elle, se considéran­t “plus forte que lui en lois islamiques”. “Cela permet, là encore, de montrer l’absurdité de la situation”, raconte la journalist­e, à qui l’ancienne épouse dira : “Cette enfant porte tous les crimes du monde sur les épaules.”

De l’avis des Faucons, l’étau autour de l’homme – dont la tête est mise à prix 25 millions de dollars – se resserrera­it à Mossoul, capitale autoprocla­mée de l’EI en passe d’être récupérée par les forces irakiennes épaulées par les Américains (depuis, le Pentagone a assuré qu’il avait probableme­nt fui la ville – ndlr). Mais, d’après eux, sa capture ne suffirait pas à anéantir l’organisati­on, car “l’EI est une pensée, pas seulement des personnes”. Sofia Amara dit la même chose : “C’est trop tard. La boîte de Pandore est grande ouverte, et ceux qui en sortent sont des monstres. Même si AlBaghdadi est tué, il y en aura un autre. Le pire est à venir.” Amélie Quentel

Al-Baghdadi : sur les traces de l’homme le plus recherché du monde documentai­re de Sofia Amara et Cyril Thomas, dimanche 26, 23 h, M6

“comment ce personnage, somme toute assez banal, ridicule, a été capable de fédérer des hommes…” Sofia Amara

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Abou Bakr Al-Baghdadi

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