Les Inrockuptibles

Garth Risk Hallberg, John Feffer…

Huit ans avant son best-seller City on Fire, la sensation des lettres US Garth Risk Hallberg signait le plus fragile Vies et moeurs des familles d’Amérique du Nord. Le roman de deux familles ordinaires, déguisé en fausse encyclopéd­ie. Subversif.

- Nelly Kaprièlian

L’édition américaine – ou internatio­nale, puisque ce sont les States qui imposent les stars littéraire­s mondiales – a régulièrem­ent besoin de chair fraîche : de jeunes auteurs à lancer avec l’argument de l’à-valoir énorme, histoire de créer le buzz avant la sortie du roman en question, voire avant que le jeune “prodige” en ait même achevé la rédaction. Depuis le début des années 2000, cette nouvelle mode commercial­e a été inaugurée avec Jonathan Franzen et Les Correction­s, ou encore Zadie Smith et Sourires de loup. Récemment, c’est Garth Risk Hallberg, né en Louisiane en 1978, qui a été le golden boy du moment : il n’avait pas encore fini City on Fire quand son livre fut mis aux enchères, ce qui lui valut un contrat de deux millions de dollars chez Knopf, un montant jamais atteint pour un premier roman, des droits cinéma achetés par Miramax et ceux de la traduction acquis par une quinzaine de pays.

Si sa sortie en France en 2016 a été un succès, on a pu lire dans la presse américaine (plus mitigée) que les ventes aux USA n’auraient pas dépassé les 30 000 exemplaire­s en hardback (soit sans compter les ventes e-books et l’édition poche), chiffres contredits par Knopf, qui annonçait un (peu) glorieux 80 000 exemplaire­s. Les lecteurs américains se seraient-ils lassés de l’esbroufe bling de l’édition ? Ou encore des romans qui semblent avoir été formatés pour être vendus comme le nouveau “grand roman américain” ? Car City on Fire aura peut-être un peu trop affiché cette ambition-là : la mythologie new-yorkaise des années 1970, une famille dysfonctio­nnelle, et mille pages, histoire de faire sérieux. Pour mesurer le réel talent et l’ambition narrative de Garth Risk Hallberg, mieux vaut se replier sur son tout premier livre, paru en 2007 aux Etats-Unis et enfin traduit chez nous ces jours-ci. Plus fragile que City on Fire parce que plus innovant formelleme­nt, Vies et moeurs des familles d’Amérique du Nord s’impose peut-être comme le véritable premier roman de Hallberg. Déguisé en fausse encyclopéd­ie, avec une double page consacrée à chaque entrée classée par ordre alphabétiq­ue – développée et expliquée aussi bien narrativem­ent (à gauche) qu’en image (à droite) –, qui vont d’“Adolescenc­e” à “Vulnérabil­ité”, le livre raconte pourtant bien le roman de deux familles, les Hungate et les Harrison, installées dans la banlieue de Long Island. Car sous couvert de faire de ces familles d’Amérique du Nord des “spécimens” à étudier par les génération­s futures, ou encore par des Martiens, voire des robots quand l’humanité aura disparu de la planète, Hallberg fait moins oeuvre d’anthropolo­gue que de romancier très contempora­in.

Chaque texte est une petite saynète racontant un moment de la vie de chacun des protagonis­tes – des parents qui se séparent, le deuil d’un père disparu, la jalousie entre voisines, l’adolescent­e

des uns qui tombe amoureuse de l’ado des autres, et comment celui-ci, par désespoir, finira électrocut­é sur des rails et brûlé à 80 %. Souvent dans le désordre, leurs tranches de vies deviennent un puzzle complexe qui, à mesure que l’on s’approche de la fin, prend soudain forme sous nos yeux et révèle une mélancolie profonde de la vie suburbaine des zones pavillonna­ires, dévoile les mécanismes de ces effets papillon qui provoquero­nt des tragédies ordinaires. Vouloir rompre avec la linéarité narrative, jongler avec toutes les pièces de ce puzzle est loin d’être évident et relève de la plus grande maîtrise de la part du jeune Garth Risk Hallberg, 29 ans à l’époque.

Faire des émotions et des sentiments humains des objets d’étude est une manière assez drôle de les tenir à distance pour mieux en exhiber tout l’arbitraire et l’absurde. Ainsi des légendes, sous chaque photo (elles sont réalisées par divers artistes), écrites avec une fausse candeur scientifiq­ue ou psychopath­e. Pour l’entrée “Amour” : “Certes, Amour n’est pas l’individu le plus visible de son règne, il n’a cependant jamais été autant menacé d’extinction que les défenseurs de l’environnem­ent voudraient nous le faire croire, car s’il disparaît la famille tout entière cesserait de fonctionne­r” ; pour “Fidélité” : “Fidélité est un parent moins connu d’Infidélité, plus répandue” ; pour “Liberté” : “Peut-être à cause de sa ressemblan­ce avec Sens menacé d’extinction, Liberté est la créature la plus recherchée en Amérique du Nord. Comme pour Divertisse­ment, sa valeur ne cesse de croître dans d’autres régions du monde.”

Garth Risk Hallberg parvient à rendre la normalité effrayante, l’ordinaire monstrueux, la famille claustroph­obique, et toute l’humanité aussi étrange qu’inquiétant­e. Au final, d’apparence plus humble et fragile que City on Fire, Vies et moeurs des familles d’Amérique du Nord s’impose comme un projet littéraire bien plus subversif que ce cliché éculé qu’est devenu le “grand roman américain”.

Vies et moeurs des familles d’Amérique du Nord (Plon/Feux croisés), traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Elisabeth Peellaert, 144 pages, 16,90 €

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