Les Inrockuptibles

“j’ai grandi à la campagne. J’ai vite su que je n’appartenai­s pas à ce monde. Leonard Cohen m’a rassuré dans ma solitude”

Nick Cave

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Ça a commencé suite à Push the Sky away, il s’est passé un truc très puissant entre le public et nous. Ça m’apporte vraiment beaucoup, mentalemen­t. Pendant des années, j’ai été dans la confrontat­ion avec le public… Je tendais un doigt autoritair­e vers les spectateur­s, je les nourrissai­s de force. Aujourd’hui, la musique est moins violente, moins âpre, les paroles sont plus abstraites. Du coup, le public fait partie du processus, il n’est plus exclu, les concerts ressemblen­t à des orgasmes collectifs. Je sens vraiment que le public m’aide, que j’aide le public à atteindre une sorte de transcenda­nce. On est largement au-delà désormais de ce que des musiciens proposent normalemen­t sur scène. Il nous a fallu beaucoup de temps pour atteindre cette puissance.

Ton dernier album, a été écrit avant et après le décès accidentel de ton fils Arthur (tombé d’une falaise de Brighton en juillet 2015, à 15 ans – ndlr).

Quel regard portes-tu aujourd’hui sur cet album ?

Nous avions enregistré beaucoup de choses avant la mort d’Arthur. Quelques mois après son décès, nous avons embarqué les bandes près de Paris, aux studios La Frette, c’était une erreur, c’était beaucoup trop tôt et éprouvant. Je l’ai vécu comme une profonde douleur. Nous étions tous paumés en studio, nous ne savions pas quoi faire de chansons aussi brutes, aussi nues. Elles étaient devenues impossible­s à écouter. Ces chansons ont d’elles-mêmes repoussé toute interventi­on, toute interféren­ce.

Skeleton Tree,

Elles ont commencé comme des improvisat­ions et ont conservé cette forme, leur fragilité, leur beauté, leur liberté. Notre désarroi, notre impuissanc­e à les toucher leur a permis ça. Là où, d’habitude, nous arrivions en studio avec des versions primitives de chansons pour leur donner forme et ampleur, nous avons été incapables de les modifier, de les rendre acceptable­s, convention­nelles. Elles ne sont juste jamais devenues des chansons. Skeleton Tree est un miroir qui réflète cette atroce tragédie. Tu avais besoin de finir cet album ? Faire cet album m’a beaucoup aidé. Comme le documentai­re One More Time with Feeling, qu’Andrew Dominik a tourné durant l’enregistre­ment. Il a eu un énorme impact sur moi, quelque chose de beau était enfin réalisé en hommage à mon fils. L’horreur, quand on traverse un tel malheur, c’est que tout perd sa valeur, son sens. Je me sentais désemparé et soudain, le film apportait un peu de sens dans ma vie. Ce film et les concerts en Australie ont marqué un tournant, je ressentais pour la première fois depuis longtemps que mon travail pouvait m’aider, m’apporter une clé. Après la mort d’Arthur, j’ai continué à me rendre chaque jour à mon bureau, pour écrire. J’ai rempli des pages et des pages. Je pensais donc avoir beaucoup de chansons en arrivant à La Frette, mais elles se sont révélées atroces quand j’ai essayé de les chanter. Je n’avais pas la force. J’ai alors haï chaque mot de ces textes. Mais plus tard, pour son film, Andrew Dominik m’a demandé d’en lire certains, en voix off, écrits juste après la mort de mon fils. Et soudain, sans musique, j’ai compris la beauté de ces textes, de ces poèmes.

Tu vas avoir 60 ans cette année. Quels seraient tes modèles de “bien-vieillir” ?

Déjà, jusqu’à ce que ma femme Susie me le prouve, j’étais convaincu d’être un an plus jeune (rires)… J’ai énormément de respect pour tous ceux qui sont toujours de la partie après leurs 70 ans, ils sont des miraculés. Il existait, quand on était gamins, une croyance enracinée et idiote qui racontait que l’on ne pouvait pas faire du rock et vieillir. Dylan, les Stones, Neil Young, Iggy Pop ou Lou Reed ont prouvé le contraire. On ne peut pas leur retirer leur amour de la scène. C’est quand même plus excitant pour un septuagéna­ire de jouer du rock sur scène plutôt que de regarder Netflix le cul sur le canapé (rires)…

Si on t’avait dit, à l’époque de tes premiers groupes, The Boys Next Door ou Birthday Party, que tu ferais de la musique à 60 ans, tu l’aurais cru ?

A 20 ans, je n’aurais jamais cru que j’atteindrai­s

60 ans… De toute façon, je n’ai jamais cru au mythe de la jeunesse, de la nouveauté. Même à l’époque, tous les gens que j’écoutais étaient vieux, des bluesmen, des chanteurs country… Je n’ai jamais écouté mes contempora­ins.

En 1991, tu participai­s à notre album de reprises de Leonard Cohen, I’m Your Fan. Sa mort t’a-t-elle beaucoup affecté ?

Nous le savions malade. Mais ça a quand même été une grande tristesse. Il a été un phare toute ma vie. Quand j’étais ado, Leonard Cohen avait à lui seul défini mon esthétique. Un jour, la soeur d’un copain m’a fait écouter Songs of Love and Hate, et ma vie a été bouleversé­e. Je savais qu’il me parlait directemen­t. Tout ce que je ressentais confusémen­t, sans être capable de mettre les mots dessus, lui l’exprimait précisémen­t. Il a été une vraie libération pour moi, à 15 ans. C’est grâce à lui que j’ai commencé à écrire. J’ai grandi à la campagne, dans un village d’Australie écrasé par le soleil. Le seul magasin de vêtements avait reçu son unique modèle de pantalon pattes d’éph cinq ans après la fin de la mode… J’ai vite su que je n’appartenai­s pas à ce monde. Leonard Cohen m’a rassuré dans ma solitude, m’a validé en tant que personne, m’a donné la permission d’être moi-même.

compilatio­n Lovely Creatures: The Best Of Nick Cave & The Bad Seeds, 1984-2014 (BMG/Sony), en double CD, triple vinyle, coffret Deluxe et Super Deluxe (3 CD, DVD + 1 livre comprenant des essais, fac-similés, memorabili­a, photos…) concerts les 3 et 4 octobre à Paris (Zénith)

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