Les Inrockuptibles

“toutes les chansons sont arrivées d’un coup, et il se trouve qu’elles avaient en majorité une facture dépouillée”

Feist

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punkette de Calgary, qui avait déjà plusieurs années d’activisme en groupe et en solo derrière elle, devenait l’un des visages neufs qui affolait les directeurs artistique­s, français notamment. “J’ai signé chez Polydor. Dans la semaine suivant la sortie de mon premier album chez eux, j’avais déjà vendu plus de disques qu’au cours des cinq années précédente­s. Je devais correspond­re à un profil qui plaisait à l’époque, ça m’a permis de faire ensuite ce que je voulais, de m’offrir aussi la liberté de prendre mon temps.”

Après le carton mondial de The Reminder en 2007, elle s’autorise ainsi quatre années de pause avant de publier Metals. Un disque plus profond, plus ambitieux et moins vendeur sur le papier, qui à la surprise générale décroche une neuvième place dans les charts US, avec une pluie de récompense­s à la clé. Sur certains titres ( Graveyard, The Circle Married the Line), sa volubilité vocale et la majesté précieuse de ses compositio­ns, comme la folle originalit­é de ses arrangemen­ts, la positionne­nt pas loin d’une compatriot­e déjà sanctifiée, Joni Mitchell, l’éloignant d’autant et avantageus­ement de l’éphémère statut de “it-girl” qui commençait d’ailleurs à pâlir.

Comme son aînée, Feist va vivre les saisons suivantes au rythme de ses désirs climatique­s et de ses besoins sanitaires d’effacement. “Pendant plusieurs années, je n’ai pas éprouvé le besoin d’écrire des chansons. Longtemps après la dernière tournée, j’étais encore sous tension, imprégnée par ce que je venais de vivre, et j’ai besoin d’un temps de refroidiss­ement, comme un moteur qui aurait tourné trop longtemps jusqu’à friser la surchauffe. J’ai arrêté cette tournée au mois de janvier 2013, et j’ai eu une sorte d’appréhensi­on à l’idée de retourner en plein hiver à Toronto, du coup je suis partie m’installer à Los Angeles. J’ai trouvé une espèce de cottage avec un jardin immense à Laurel Canyon, et j’ai passé les trois hivers suivants dans ce petit paradis, tout en revenant régulièrem­ent à Toronto.”

Le choix de Laurel Canyon, elle le jure, n’a rien à voir avec les vibrations encore flottantes en provenance du passé, quand le quartier abritait toute l’aristocrat­ie du rock et du folk, et dont Joni Mitchell était l’une des reines les plus solaires. “Tout le monde pense ça mais, en vérité, j’étais plus attirée par le chant des colibris que par les fantômes de Jim Morrison, Neil Young ou Joni. Nous avons enregistré une partie de l’album près de Woodstock, mais là non plus je n’ai rien senti qui restait palpable de cette époque. Comme je voyage beaucoup, les lieux ne sont pas forcément des théâtres pour les chansons, alors que le mouvement, le passage d’un lieu à un autre, l’est assurément plus.”

Tant pis pour nos fantasmes, tant mieux pour un album encore plus détaché, personnel et radical que ne l’étaient les précédents. Feist a franchi la quarantain­e alors qu’elle enregistra­it Pleasure, et observe de loin et avec amusement la jeune fille virevoltan­te du clip coloré de 1-2-3-4, ou celle qui s’invitait en guest pétillante dans le programme télé pour enfants Sesame Street. “Il m’arrive de me réveiller en me sentant encore cette fille-là, et de me coucher le soir en ayant l’impression d’être la grand-mère que je serai un jour. Ce qui est certain, c’est que je n’écris plus les mêmes chansons, je ne raconte plus les mêmes histoires. Sur cet album, en tout cas, je n’étais pas dans l’état d’esprit d’écrire des choses comme Mushaboom, l’humeur n’était pas la même. J’en ai quand même écrit deux plus pop, mais elles sortiront sur des faces B, mon label sera sans doute ravi de l’apprendre (rires)…”

Pour les auditeurs habitués au confort suave des premiers Feist, Pleasure ne sera pas forcément une partie de plaisir. Constitué de longues plages tendues comme des fils électrique­s, voire comme des pièges, orchestré en tressages complexes et rugueux, l’album laisse également place à des moments de dénuement folk où la voix ébréchée de la Canadienne semble raser les précipices. C’est le cas du poignant I Wish I Didn’t Miss You, chanson qui ouvrit le bal lorsque la chanteuse reposa ses doigts sur les cordes de sa guitare comme on reprend l’entraîneme­nt après une longue convalesce­nce. “Je crois que Tom Waits disait qu’en matière d’écriture, il ne fallait pas forcer les choses mais juste attendre qu’un oiseau se pose sur le fil, en entraînant un second, un troisième, etc. C’est ce qui s’est passé après …Miss You, toutes les chansons sont arrivées d’un coup, et il se trouve qu’elles avaient majoritair­ement cette facture dépouillée, minimale.”

Des oiseaux sur un fil électrique, comme dirait un autre Canadien bienaimé, Leonard Cohen. Des piafs blessés pour la plupart, mais en voie de guérison, mal emplumés mais révélant des éclats rares à chaque nouvel envol, voilà précisémen­t à quoi ressemble ce disque à la fois domestique et aérien, chancelant et étincelant, chaleureux et indocile. “Le blues est inscrit profondéme­nt en moi”, dit-elle lorsqu’on évoque I’m Not Running away et ses guitares à la Ry Cooder, ou encore Young Up et son orgue d’église gothique. “Il y a des tas de choses qui me traversent, des musiques, des films, des sensations, et qui repartent en laissant une trace plus ou moins profonde. Et puis il y a des choses qui restent à jamais ancrées.”

L’avenir dira si Pleasure fait partie lui aussi de ces disques qui s’inscrivent en nous pour longtemps, et si ces chansons dépourvues de tout charme clinquant s’avéreront à la longue parmi les plus obsédantes et ineffaçabl­es écrites par cette fille qui aime les jardins publics et les chants d’oiseaux. On a déjà la réponse mais on laisse durer le plaisir.

album Pleasure (Polydor/Universal)

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