Les Inrockuptibles

Album de famille de Mehmet Can Mertoglu

Un couple turc maquille une adoption en accoucheme­nt. Un premier film grinçant et talentueux. Avec ses plans-séquences larges et fixes, Mertoglu construit son récit comme un enchaîneme­nt

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Il existe une internatio­nale des cinéastes laconiques, pince-sans-rire. Parmi ses membres virtuels, on pourrait compter Jim Jarmusch, Aki Kaurismäki, Corneliu Porumboiu ou Mehmet Can Mertoglu, jeune Turc malicieux dont ce premier film a connu les honneurs de la sélection à la Semaine de la critique, l’année dernière.

Album de famille est l’histoire d’un couple quadra infertile qui décide d’adopter un bébé. Mais la stérilité (surtout masculine) étant considérée comme un signe de faiblesse par une partie de la société turque, le couple décide de s’inventer une fausse grossesse, avec coussin postiche, photos et films de famille bidonnés (c’est le mot). Cette affaire de faux bidon rond est d’ailleurs plutôt bidonnante, mais le rire se fige parfois dans une pointe de malaise, car il révèle avec ironie des choses finalement pas très enjouées. A commencer par le conservati­sme teinté de masculinis­me et de fierté mal placée d’un pan de la société qui rend vaguement honteux l’infertilit­é, comme s’il s’agissait d’une faute et non d’une maladie.

Deuxième info peu rassurante distillée par le film : cet archaïsme ne touche pas que les gens des campagnes reculées, mais aussi les classes moyennes citadines. Le futur père est prof d’histoire, ce qui ne l’empêche pas de céder au mythe de la virilité liée à la faculté de procréer, ou au moins à la pression sociale. Le couple est également très banalement raciste, balançant tel commentair­e antisémite à la cantonade, s’offusquant du teint basané du bébé ou insultant les joueurs noirs en regardant un match à la télé. C’est très drôle (car c’est bien le racisme qui est ainsi brocardé) et très grinçant. Troisième motif d’inquiétude, la facilité avec laquelle chacun peut inventer sa life grâce à la technologi­e numérique, ce qui est autant source de créativité que de pipeau. Le couple du film crée en quelque sorte la postvérité intime.

de tableaux du quotidien, tour à tour impassible­s, goguenards, mystérieux, voire tout cela à la fois. Il ne juge pas ses protagonis­tes, ne les héroïse ni ne les fustige, laissant le spectateur décider par lui-même. Une liberté précieuse et légèrement inconforta­ble, car il faut bien admettre qu’on aime bien être pris par la main et rassurés quant aux intentions d’un cinéaste. Mertoglu nous laisse nous débrouille­r avec ce couple peu aimable, jusqu’à un dernier plan aussi indécidabl­e qu’une question ouverte. La marque d’un cinéaste intelligen­t et talentueux. Serge Kaganski

Album de famille de Mehmet Can Mertoglu, avec Sebnem Bozoklu (Tur., 2016, 1 h 43)

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