Les Inrockuptibles

Eustache in extenso

Le plus grand cinéaste de la post-Nouvelle Vague se voit offrir une intégrale à la Cinémathèq­ue française. son cinéma révèle de film en film une faille tragique entre le réel et l’imaginaire

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L’oeuvre brève (quatorze films, seulement deux longs métrages) de Jean Eustache (1938-1981) est contrastée, polymorphe, voire contradict­oire. De tous les grands cinéastes français, il est sans doute le premier (avec Maurice Pialat) à être issu d’un milieu modeste (son père est maçon) et provincial (il est né en Gironde). Il devient pourtant l’un des principaux noctambule­s de Montparnas­se pendant les 70’s (ses compagnons de virée sont l’écrivain Jean-Jacques Schuhl et le psy Jean-Noël Picq).

L’ouvrier spécialisé de la SNCF, monté à Paris à la fin des années 1950, fréquente la Cinémathèq­ue et les bureaux des Cahiers du cinéma où traînent encore les cinéastes de la Nouvelle Vague. Femmes, alcool, travail, cinéma, tout se mélange. Il tourne ses premiers films courts ( Les Mauvaises Fréquentat­ions, 1963) ou moyens ( Le Père Noël a les yeux bleus en 1966, premier grand film avec Jean-Pierre Léaud), avec des bouts de ficelle et des chutes de pellicule de Godard. Déjà, il raconte sa vie au plus près.

Autre grand contraste, manifeste dans ses deux longs métrages : le rapport à la parole. Le cinéma de Jean Eustache se situe au croisement du cinéma muet (Murnau, Dreyer) et du cinéma – très – parlant (Pagnol, Guitry), avec comme maître absolu Jean Renoir. La Maman et la Putain (chef-d’oeuvre avec Léaud, Bernadette Lafont et Françoise Lebrun, grand prix spécial du jury au Festival de Cannes en 1973 malgré le scandale qu’il y provoqua) est un film sur l’ivresse de la parole, celle qui fait les nuits blanches où l’on ressasse dans l’alcool les sales douleurs sentimenta­les. Mes petites amoureuses (1974) est un film sur le mutisme, le silence de l’enfance et/ou des classes laborieuse­s, aphones sous le poids de la fatalité sociale. Numéro zéro (1971), son film d’entretiens avec la grand-mère qui l’a élevé, semble se terminer sur l’impossibil­ité d’une résilience : la parole n’a pu réparer le ressort cassé dans son enfance.

Et puis il y a Mai 68 au coeur de l’époque où son oeuvre se déploie.

Et là, Eustache le prolo n’est pas “du côté des étudiants” (comme aurait dit Pasolini). La Maman… n’est pas un film sur des gens qui vivent la désillusio­n d’une révolution avortée, mais sur des gens qui n’y ont jamais cru.

De plus en plus autobiogra­phique et malgré tout romanesque, de plus en plus torturé, son cinéma révèle de film en film une faille tragique entre le réel et l’imaginaire. Une sale histoire (1977) raconte deux fois la même histoire scabreuse, bataillien­ne : d’abord sous forme de fiction (Michael Lonsdale), puis de documentai­re, racontée par son auteur. Dans Les Photos d’Alix, le sens glisse de plus en plus, finit par décrire des images qui ne sont pas celles que nous voyons. Eustache ne trouve plus d’argent pour tourner, s’enferme. Jean Eustache a 42 ans quand il quitte volontaire­ment le réel. Sur la porte de son appartemen­t, il a affiché : “Frappez fort, comme pour réveiller un mort.” Jean-Baptiste Morain

intégrale Jean Eustache jusqu’au 27 mai à la Cinémathèq­ue française, Paris XIIe lire Au travail avec Eustache de Luc Béraud (Institut Lumière /Actes sud), 272 pages, 23 €. Béraud fut l’assistant d’Eustache sur ses deux longs métrages

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Putain (1973)
JeanE ustache etJ ean-Pierre Léauds ur le tournage de La Maman et la Putain (1973)

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