L’archipel des sentiments
A travers ses récits de voyage, Russell Banks offre une cartographie intime et un regard éclairant, sans concession, sur lui-même.
Comme le voyageur qui navigue entre les îles de l’Archipel voit la buée lumineuse se lever vers le soir, et découvre peu à peu la ligne du rivage, je commence à apercevoir le profil de ma mort.” La citation, tirée des Mémoires d’Hadrien de Marguerite Yourcenar, est placée en exergue du recueil de récits de voyage de Russell Banks. Non que le grand écrivain américain y entrevoie, à 77 ans, sa propre fin dans une approche morbide ou crépusculaire. C’est bien au contraire la vie dans toute l’absurdité, l’intensité et l’incohérence de sa jeunesse, puis son passage à l’âge adulte (s’il n’a, au fond, jamais atteint ce moment fatidique) qui jaillit joyeusement de ces pages.
Ce livre pourrait se ranger dans la catégorie des mémoires, s’il n’offrait une double particularité. D’une part, comme son titre l’indique – Voyager –, il s’agit ici d’aborder uniquement des voyages, et d’un certain type : ceux, initiatiques ou nostalgiques, qui l’ont emmené ou ramené vers ces lieux qui comptent, que les Américains définissent sous le terme, intraduisible en français, de “home”. D’autre part, à ces périples sont associées des femmes, quatre pour être précis, épousées à tour de rôle. “Un homme qui s’est marié quatre fois a bien des explications à fournir”, commence bizarrement le livre, comme s’il était coupable de quelque chose.
C’est donc le récit d’une vie amoureuse, ses échecs, ses délires et ses lâchetés, écrit avec l’honnêteté et l’intransigeance du Michel Leiris de L’Age d’homme. L’originalité du livre, ce qui en fait la beauté et l’intérêt, est sa façon de lier ces fragments d’un discours amoureux à ces îles des Caraïbes qu’il a explorées sans cesse, le plus souvent accompagné de l’être aimé. Deux niveaux se superposent