Les Inrockuptibles

“je suis Chelsea Manning, je suis une femme”

Libre, l’ex-Bradley Manning l’est à plus d’un titre. Sorti de prison le 17 mai, le lanceur d’alerte, qui est devenu Chelsea, va enfin pouvoir vivre en tant que femme. Retour sur l’histoire d’un garçon qui a refusé l’assignatio­n à un genre.

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C’est une jeune femme souriante, cheveux blonds courts, rouge à lèvres, maquillage léger ; elle fixe l’objectif d’un air de défi et de fierté. “Me voilà, tout le monde !”, a écrit Chelsea Manning en commentair­e de cette photo, sa première depuis sa sortie de prison ce 17 mai. Jusqu’il y a peu, elle était encore ce garçon, Bradley Manning, analyste de l’armée américaine. Le lanceur d’alerte notoire, à l’origine de la fuite en 2010 de 750 000 documents ultraconfi­dentiels, révélés au public via WikiLeaks. Un scandale géopolitiq­ue sans précédent, qui révéla d’innombrabl­es exactions commises par l’armée américaine en Irak et en Afghanista­n. Condamné par un tribunal militaire à trente-cinq ans de réclusion en 2013, Manning doit sa libération à une grâce présidenti­elle, l’un des derniers gestes du président Obama.

Aux Etats-Unis, la jeune femme transgenre déchaîne les passions. Admirée autant que haïe, elle est considérée par certains comme un héros pour avoir dénoncé l’inacceptab­le au péril de sa liberté, décriée par d’autres comme un traître ayant pactisé avec l’ennemi. Elle a fait l’objet de diffamatio­ns et de caricature­s d’une violence inouïe, les fantasmes que provoquent parfois les transgenre­s s’amplifiant de plus belle sur cette “ennemie de la nation”, comme la presse conservatr­ice la nomme. “Ingrate et TRAÎTRE Chelsea Manning, qui n’aurait jamais dû être libérée de prison”, écrivait fin janvier le président Trump.

Lors de son procès, Manning fut décrit par l’accusation comme par la défense comme une personne paumée, bipolaire et schizophrè­ne. Sa bisexualit­é était décrite comme une tare, pathologie que les médecins militaires résumèrent en une formule lapidaire, homophobe dans son énoncé même : “Le malade souffre de troubles de l’identité” (gender identity disorder), avait déclaré un psy. Dans l’armée américaine prévalait encore à l’époque le don’t ask, don’t tell (“ne demande pas, ne dis pas”), principe controvers­é exigeant des non-hétérosexu­els qu’ils ne fassent pas part de leur sexualité “déviante” aux autres soldats.

Son avocat de l’époque en avait remis une couche, espérant qu’une caractéris­ation psychiatri­que éviterait la peine de mort à son client. Un médecin alla jusqu’à reconnaîtr­e des “symptômes d’alcoolisat­ion foetale” sur des photos du gamin Bradley. L’accusé lui-même, enfin, avait présenté des excuses, déclarant : “Je regrette d’avoir fait du mal aux Etats-Unis d’Amérique.” Des aveux contredisa­nt totalement ce qu’il avait déclaré lors de son arrestatio­n : “J’ai accompli mon devoir de citoyen.” Le risque de la chaise électrique et les mois passés dans des conditions de détentions inacceptab­les (en cellule isolée 23 heures sur 24, sans lumière du jour, couverture ou oreiller) peuvent expliquer ce retourneme­nt de situation, qui ne pouvait que plaire à l’armée. L’honneur des US Forces était sauf et Manning

réduit à un malade mental, dangereux et faible, dont les actes et les paroles n’ont aucun sens.

Le lendemain du verdict, Manning se reprenait, comme s’il voulait rétablir son honneur bafoué, et déclarait dans un communiqué qui fit date sa décision d’entreprend­re un traitement hormonal pour changer de genre : “A partir de maintenant, pour cette nouvelle phase de ma vie, je veux que tout le monde sache qui je suis vraiment. Je suis Chelsea Manning, je suis une femme. Je suis fière d’avoir pris la décision d’être honnête sur mon identité avec tous. Je voulais le faire auparavant, mais mon avocat me l’avait déconseill­é.” On retrouvait le ton habituel, l’intelligen­ce et le courage qui caractéris­e l’activiste. L’armée lui interdit dès lors toute forme de communicat­ion orale avec le monde extérieur. Quand à son usage du net et des réseaux sociaux, il fut étroitemen­t contrôlé.

Deux ans plus tard, Chelsea décida de confier à Amnesty Internatio­nal son histoire – “dans ses propres mots” (“In her own words”). Une histoire écrite à la main puis lue, sous la forme d’un podcast, par l’actrice transgenre Michelle Hendley. Une histoire montrant un être d’une intelligen­ce et d’une finesse rare, à mille années-lumière des caricature­s de “Manning le freak”. Un jeune homme brillant qui, comme Rimbaud, compris dès l’enfance que “je est un autre” et l’appliqua à sa propre vie avec déterminat­ion. “Je suis née à Crescent, commence la belle voix de l’actrice, une petite ville d’Oklahoma. Mes parents buvaient tous les deux beaucoup et je n’avais pas l’opportunit­é d’interagir avec d’autres personnes, aussi je me suis tournée vers les ordinateur­s. Eux étaient toujours disponible­s quand ma mère était ivre, mon père en voyage, ma soeur hors de la maison.”

Pour l’enfant esseulé, les ordis jouent ainsi le rôle de baby-sitter. Dès ses 9 ans, Bradley se met à explorer cette chose alors nouvelle qu’on appelle le web. Très intelligen­t, remettant sans cesse en cause ce qu’on lui enseigne, il se met bientôt à cracker ses propres sites web. Le jeune geek utilise les forums de discussion par

il nourrit l’espoir que l’armée le virilisera. Ce sera en fait un véritable calvaire

IRC (Internet Relay Chat) et entre en communicat­ion avec des inconnus.

Au même âge, Bradley décide de confier à une conseillèr­e d’orientatio­n scolaire ses sentiments. Son envie de jouer avec des filles, à des jeux de filles. Sa fascinatio­n pour les poupées et les habits de sa soeur, qu’il lui pique dans sa chambre. La façon dont il est venu à bout du loquet puis du verrou que son père a installé pour lui empêcher l’accès à celle-ci. Son premier hack réussi. Incapable de lui répondre, la responsabl­e reste sans voix. “Je ne savais pas ce qui se passait, continue la voix d’Hendley, je me souviens juste que j’ai beaucoup pleuré et que je me suis senti bizarre, comme si j’étais un monstre.”

A l’adolescenc­e, Bradley est pris dans une spirale de déni et de dénigremen­t. Il ressasse les railleries qu’il subit : “Personne ne t’aime ; tu n’est qu’une fillette, virilise-toi !” Il fugue, en bus ou en train – aller simple pour le plus loin possible. S’achète ses premiers tubes de rouge à lèvres, ses premières robes dans des friperies, “comme un ado mineur qui essaie d’acheter des clopes ou de l’alcool”.

Il s’évade aussi sur le net. Assis dans sa chambre, de nuit, le moniteur illuminant la pénombre, Bradley sent qu’il peut partager ses pensées les plus profondes avec des gens qu’il ne connaît pas. C’est encore l’âge d’or du web : l’anonymat est toujours la règle, nul n’a besoin de dévoiler qui il ou elle est. Un lieu où il peut être celui – ou plutôt celle – qu’il a toujours rêvé d’être. Il s’imagine beauté sulfureuse de 16 ans habitant le Texas, puis cadre dynamique à Londres.

Si le mot “trans” renvoie encore essentiell­ement à des sites porno, une communauté gay fleurit alors sur le net. Bradley se fait des amis en ligne, sans savoir à quoi ils ressemblen­t. In real life, sa vie est plus glauque. La nouvelle femme de son père le déteste. Un jour, elle appelle les flics à son sujet. Le jeune homme emprunte le petit van rouge du paternel et met les bouts. Sur la route, sans le sou, entre camps pour SDF et nuits passées dans le van. Souvent, il se fait réveiller par la lampe torche d’un policier qui lui crie : “Bouge pas, espèce de taré !” “Une expérience trop courante, aujourd’hui encore, pour les jeunes trans et queer”, déplore Chelsea depuis sa prison.

En 2007, il décide de s’engager sous les drapeaux. Les combats font rage en Irak, CNN diffuse en boucle ces images de guerre. Bradley veut servir son pays. Il nourrit aussi l’espoir que l’armée le virilisera. Ce sera en fait un véritable calvaire. Un environnem­ent homophobe où, dès son arrivée, le sergent se moque de son téléphone portable rose. Bradley encaisse. Il confie à son voisin de chambre qu’il aime les hommes. “Ne m’adresse plus la parole”, lui répond celui-ci. Les journées sont dures, 12 à 14 heures non stop. Il s’échappe en ligne dès qu’il trouve une connexion correcte. Mais souffre d’insomnies et de dépression face aux morts absurdes de civils, d’enfants et de soldats.

Fin d’année 2010, le soldat Manning bénéficie d’une permission et rentre chez lui. Pour la première fois de sa vie, il ose aller au bout de son rêve : s’assumer en femme en public. C’est une matinée glaciale de janvier. Bradley revêt une jupe longue, une chemise blanche, une veste grise, un manteau pourpre et des bas nylons noirs. La jeune femme flâne, entre dans des boutiques, commande un café. “Je me sentais enfin moimême.” Chelsea est née. Quelques jours plus tard, elle doit redevenir “il”, remettre son uniforme et repartir au front.

Ces trois dernières années, passées en prison, furent pour Chelsea Manning un combat sans relâche, désespéré. Face à l’entêtement de l’armée qui lui refusait de suivre son traitement hormonal, elle fit l’année dernière une tentative de suicide. Elle entama ensuite une grève de la faim d’une semaine, et obtint enfin gain de cause pour se faire opérer en prison. Elle ne put en revanche jamais laisser ses cheveux pousser de plus de cinq centimètre­s. Jusqu’à ce 17 mai et sa libération. Chelsea peut, enfin, être qui elle est. Yann Perreau

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Le 10 juin 2013, Bradley Manning arrive à Fort Meade, Maryland, pour le 4e jour de sa comparutio­n

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