Les Inrockuptibles

Le garçon qui maîtrise mieux les éléments de la féminité que la plupart des “bio-femmes” est un garçon qui transforme le blasphème en grand art

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que j’avais connus dans ma vie d’église, avant, et aux drag-queens – Destiny, Miss Dakota, Lady Java, Ramone – qui avaient été de bonnes amies pour moi. Elles avaient un talent fou et elles étaient en avance sur leur temps, et n’ont jamais reçu la reconnaiss­ance qu’elles méritaient”.

Le succès de RuPaul était vraiment étonnant. Les drag-queens, c’est rigolo de loin, c’est exotique, c’est chatoyant, ça brille. Mais elles restaient à leur place – un élément de fantaisie qui montre qu’on est large d’esprit. Pas sur le devant de la scène. Pas prenant la parole. Encore moins empochant le pactole. Ce qu’a réussi RuPaul, au début des années 1990, était sans précédent. Et l’est resté jusqu’à ce qu’il ait l’idée de la RuPaul’s Drag Race. Quand il lance cette émission, en 2009, sur une chaîne LGBT du câble, le succès qu’elle va rencontrer est difficile à prévoir. Huit ans plus tard, la Drag Race est programmée sur une grande chaîne nationale, a reçu moult awards, est regardée dans le monde entier. On parle d’une émission de téléréalit­é dans laquelle neuf mecs super gays se maquillent pendant des heures, et se disputent la couronne lors d’épreuves hautement improbable­s… Un hit. Ça n’avait vraiment rien d’évident.

S’il rencontre un tel succès, en quoi le drag resterait-il subversif ? En quoi RuPaul’s Drag Race serait plus intéressan­t qu’un concours de look tel qu’organisé sur nos chaînes, par exemple Les Reines du shopping ? Mais si tu prends Les Ch’tis à Miami et que tous les Chtis sont gays, la propagande change de tonalité. Quand les participan­ts échangent des confidence­s sur leur vie, chez RuPaul’s, c’est tout de suite des histoires de comment ils ont été virés de chez leurs parents ou comment ils ont été agressés à l’école, ou comment ils ont voulu se suicider, petits, parce qu’ils étaient “comme ça ”. Dès qu’on touche au genre, à la nonh-étérose-xualité convention­nel le, et qu’on y touche pour dire autre chose que “un papa une maman” et tout le tremblemen­t… il y a subversion.

On remarquera qu’il n’existe toujours aucun régime autoritair­e ou dictatoria­l qui rigole longtemps avec la culture gay… et que c’est une obsession des extrêmes droites. Si on veut contrôler les citoyens d’un pays, on commence par contrôler leur sexualité, leur rapport au genre. La fluidité est un problème pour ceux qui entendent faire marcher les foules à la baguette. La fluidité du genre est un point qui les horripile particuliè­rement. On ne plaisante pas avec son appareil reproducti­f – on le met au service de l’Etat, et c’est tout. Or, RuPaul’s Drag Race n’est pas seulement une émission où il n’y a que des pédés, c’est aussi une émission où les pédés changent de genre – entre le début et la fin du show. Le garçon qui s’approprie les éléments de la féminité est un garçon qui brise un tabou important. Le garçon qui porte une robe dans la rue est un garçon qui se met vraiment en danger – devenant celui que le beauf veut tuer car les règles du genre sont sacrées et les contrevena­nts doivent être éradiqués. Le garçon qui maîtrise mieux les éléments de la féminité que la plupart des “bio-femmes” est un garçon qui transforme le blasphème en grand art. Qu’est-ce qu’il vient prouver ? Que la féminité est une constructi­on, un agencement de signes et de gestes. Ça ne dit pas seulement aux hommes hétérosexu­els “vous pouvez être séduits par un homme qui sait utiliser sa féminité”, ça dit aussi “vous pourriez être séduisants, vous pourriez voyager. C’est fluide”. C’est le message le plus troublant : c’est fluide, les gars. On n’est pas obligé de prendre son sexe de naissance au sérieux : on peut jouer. On peut décider qui on veut devenir.

Le casting est bien fait et RuPaul – parce qu’il n’est pas, lui-même, un ancien adolescent blanc des quartiers chic de Philadelph­ie, mais un Noir américain d’Atlanta – reconnaît les siens. Alors il y a dans chaque saison d’anciens gamins du ghetto, comme il y a toujours des Chicanos, des Asiatiques. Il y a même des grosses. Toujours. Il y a même des grosses qui gagnent le concours. Et si dans l’émission on n’entend jamais la moindre réflexion déplacée sur ces corps de grosses, ça n’a rien à voir avec un heureux hasard. Ce n’est pas parce que ce sont des “bio-mecs” qui se sont emparés des éléments de la féminité qu’on ne se permet pas de rire de leurs corps. Les gros mecs sont soumis au même traitement sadique décomplexé que les grosses.

S’il n’y a jamais la moindre vanne de merde sur le corps d’une grosse, c’est qu’il sait très bien ce qu’il fait, et avec qui. RuPaul’s Drag Race, c’est la capoeira des queers. Vu de loin, le maître croit que l’esclave se distrait en voulant l’amuser. De l’intérieur, on sait que c’est une entreprise militante. L’émission s’adresse, en sous-texte, à la communauté qu’elle représente. On peut regarder le show en se contentant de se demander quelle est la tenue qu’on préfère – et c’est une excellente façon de le regarder. Mais on peut aussi le voir en sachant qu’il s’agit de prolonger la communauté ballroom. La Ball culture est née à Harlem à la fin des années 1960, puis s’est étendue dans toute l’Amérique. Le documentai­re Paris Is Burning, tourné dans les années 1990, en dresse le portrait. Il s’agissait,

pour les jeunes Noirs et Latinos gays exclus de leurs familles en raison de leur non-hétérosexu­alité, de rejoindre des “houses”, des maisons gérées par un “papa” ou une “maman”. Familles alternativ­es, lieux de sécurité pour ceux qui n’en avaient pas, et de règles, structures pour les rejetés. Des soirées s’organisaie­nt, au cours desquelles les maisons s’affrontaie­nt en diverses catégories, défilé de mode, danse, attitude… RuPaul’s Drag Race vient de là, de façon très assumée.

Michelle Visage, alter ego de RuPaul depuis deux décennies, qui est juré de la RuPaul’s Drag Race, a fait partie de la House of Ninja. Venue du New Jersey à New York dans les années 1980, à 16 ans, elle veut intégrer une école d’art. Elle est recalée au concours d’entrée. Mais lorsqu’elle annonce à sa mère qu’elle a l’intention de rentrer à la maison, cette dernière répond “pas question. Tu veux réussir, tu restes à New York”. Elle lui envoie de faux papiers d’identité pour qu’elle puisse entrer dans les boîtes de nuit en prétendant être majeure, et rencontrer du monde… Michelle Visage rencontrer­a Willy Ninja, de la House of Ninja, et fera partie de sa maison. C’est pourquoi cette hétérote blanche à forte poitrine, fan de Madonna, est un pilier légitime de l’émission. Elle dit “les drag-queens

sont irrévérenc­ieuses, folles, et elles cassent toutes les règles… c’est ce que j’aime chez elles”.

RuPaul a imaginé un show qui fait profil bas. Il respecte à la lettre le cahier des charges de ce genre d’émission, sans chercher à faire le malin sur la forme. C’est de l’entertainm­ent. Il y a des recettes. Il les suit. C’est la même chose en interview. On voit débarquer cette créature divine, de qui Naomi Campbell elle-même dit : “La première fois que j’ai rencontré RuPaul, dans les années 1990, j’ai tout de suite voulu savoir où il allait, parce que c’est là où je voulais être.” RuPaul est d’une beauté stupéfiant­e, qui sidère tous ceux qui la croisent. Mais quand elle ouvre la bouche, en interview, c’est “miss no mégalomani­e”. Consciente de son CV, et de sa réussite. Mais ne se racontant aucune histoire sur sa position vis-à-vis du pouvoir. Devant le prendre de biais. Avaler deux fois plus de merde que les autres.

Elle est une enfant des années 1980 : tout était possible, soi-disant. Mais les minorités de cette décennie ont appris quelle était leur place : dans la marge, dans l’avant-garde, sur le côté de la scène. Jamais devant. Ce sont les autres qui récoltaien­t les fruits de leur travail. Les gens normaux. RuPaul a appris qu’il devait payer trois fois le prix pour entrer dans la même soirée. Il appelle toujours les candidates “my fierce queen”. Mes reines féroces. Il le sait d’expérience : il faut être féroce pour sourire dans ces conditions, pour briller depuis cette obscurité-là. Et il joue, dans son show, un rôle à mi-chemin entre l’éducateur de rue, la marraine de conte de fées et le grand frère : il a créé sa maison, une famille alternativ­e, un réseau parallèle, pour les gens qui lui ressemblen­t.

Aux Etats-Unis, où l’émission rencontre un succès énorme et grandissan­t, on se demande parfois si les drag-queens ne seraient pas en train de se foutre de la féminité, de la tourner en ridicule, au sein d’une émission dans laquelle les femmes, justement, n’ont pas leur place. Est-ce qu’on tourne la féminité en ridicule dans ce show ? Ou est-ce qu’on se contente de jouer avec les codes de la féminité glamour

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saison 9
Lady Gaga (à gauche) dans RuPaul’s Drag Race, saison 9
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Alaska Thunderfuc­k dans le clip This Is My Hair

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