Elles refont le match
Féministes, lesbiennes, trans, réfugiées : l’équipe de foot Les Dégommeuses conquiert à coups de crampons le gazon du sport le plus sexiste pour en faire une arme totale de lutte contre les discriminations en tout genre.
Leur pire déconvenue, Les Dégommeuses ne la doivent pas à l’injustice rageante d’une finale perdue aux tirs au but, elles la doivent à Ellen Page. L’actrice américaine, qui a fait son coming-out en 2014, avait promis de filmer l’association de lutte contre les discriminations à travers le foot pour son émission Gaycation. “Soixante-dix filles toutes pimpantes faisaient des pompes, des sprints, des passements de jambes, dans l’attente de voir débarquer la star… qui nous a plantées”, rigole Charlotte, 35 ans. Lorsqu’une autre de leur icône, l’écrivaine Virginie Despentes, débarque dans le vestiaire du stade LouisLumière dans le XXe arrondissement de Paris, les fortes en gueule font les timides. Cécile Chartrain, la présidente, lui offre un tee-shirt et leur brochure sur l’égalité homme-femme dans le sport à l’intention des ados. Les autres enfilent crampons, maillots rouge et blanc, et chaussettes neuves dans une moiteur qui frise les 300 % d’humidité. Charlotte compose au doigt mouillé les deux équipes de sept qui vont s’affronter sur une moitié de terrain synthétique. “Les Dégos” débarquent au compte-goutte. Il y a des assidues, des tire-au-flanc, des grosses, des maigres, des plates, des jeunes, des vieilles, des Noires, des trans, des réfugiées, des chômeuses, des avocates, des poilues, des camionneuses, des nulles, des superbonnes, Les Dégommeuses ont quelque chose de Virginie Despentes.
Les Dégos sont nées d’une frustration de gamine. Petite, Cécile Chartrain a une passion : jouer au foot. A 12 ans, elle devra y renoncer. “Les garçons avaient intériorisé que c’est nul de jouer avec des filles, et mes parents avaient entendu dire qu’il n’y a que des lesbiennes dans le foot. Je n’ai pas rejoint d’équipe féminine”, raconte-t-elle. Presque vingt ans plus tard, en 2010, un peu pour rigoler, un peu pour consoler la gamine empêchée, elle inscrit une équipe de copines à un tournoi amateur. “Des pieds cassés ! On s’est entraînées trois fois au parc de Vincennes dans les herbes hautes, bières et clopes à la main. La pauvre Christine Aubère, présidente du club de D1 d’Issy-les-Moulineaux, ne cessait de nous dire de courir en regardant la balle”,
Les Dégommeuses ont une formidable boîte à outils militante au bout des crampons
se remémore Veronica Noseda, 46 ans, une des porte-parole. Pendant le tournoi, la petite bande remarque que les équipes étrangères invitées viennent de pays favorisés. “C’est comme pour les Gay Games, ils ont un fric pas possible mais ne participent que des pays riches”, explique Cécile.
L’association, créée officiellement en janvier 2012, agrège des filles et des trans qui militent dans les mouvements féministes, LGBT et antisida. En juin, elles organisent leur tournoi, Foot for Love, en invitant une délégation de footballeuses et militantes sudafricaines pour une semaine d’action contre les violences lesbophobes et les viols collectifs. L’opération cartonne et les projette dans une autre dimension : Les Dégommeuses prennent conscience de la formidable boîte à outils militante qu’elles ont au bout des crampons, grâce à la puissance du sport le plus populaire et le plus joué. “Quand tu joues au foot, t’es la reine du monde, ça te donne du plaisir, du pouvoir, des compétences, l’esprit d’équipe et ça te permet de te réapproprier l’espace public. Cette image positive contribue à attirer des filles qui finiront par aller en manif”, s’enthousiasme Veronica, avant d’ajouter : “Et le football est un endroit génial pour le faire parce que c’est l’incarnation du sexisme et de la misogynie !”
Les joueuses bataillent pour faire leur place et obtenir des créneaux d’entraînement au Stade Louis-Lumière. Une visibilité qui leur vaut une agression homophobe violente. En janvier 2015, un éducateur sportif leur lance devant des jeunes “je vais te faire bouffer mes couilles dans ta bouche” et demande aux gamins “d’applaudir les lesbiennes”. “C’était affreux, ça nous a marquées”, se souvient Marine Romezin, 30 ans. Pendant plusieurs mois, elles le croiseront au stade avant qu’il ne se fasse éjecter.
De huit membres à l’origine, Les Dégommeuses sont une centaine aujourd’hui. Leur succès et essor coïncident avec l’expansion et la visibilité du football féminin. L’Olympique lyonnais féminin est huit fois champion d’Europe. Aux Etats-Unis, les joueuses sont des stars depuis longtemps. Parallèlement, l’équipe de France féminine engrange de bons résultats et des records d’audience sur la TNT.
La Fédération française de football revendique aujourd’hui plus de 100 000 licenciées, et les enjeux sont de taille : la France organise la Coupe du monde féminine en 2019, dont TF1 a acheté les droits de diffusion.
Cette expansion n’est pas exempte d’ambiguïtés. Les Dégommeuses dénoncent depuis des années l’absence de joueuses françaises ouvertement lesbiennes et la communication très talons-paillettes de la FFF : la couleur rouge du site internet, les photos de nu des joueuses, le choix d’Adriana Karembeu comme marraine. “La FFF a même lancé, en 2011, l’opération ‘Le football des princesses’ avec le ministère de l’Education, pour attirer les petites filles !”, se désole Cécile. Marine, la spécialiste en com, tacle et décrypte :“Ils veulent porter le football féminin mais ne veulent pas que les mères imaginent que leurs gamines vont devenir lesbiennes ! Ils ont cherché à polir cette image, montrer que les joueuses ont des cheveux longs… La fédération américaine est plus intelligente, elle met en avant la diversité des profils des joueuses avec une Alex Morgan superhétéro, une Christie Rampone très mère de famille et une Megan Rapinoe très lesbienne, tout le monde peut s’identifier !”
Aux dernières nouvelles, la FFF aurait fait quelques efforts. “Le football est un outil très plastique, on peut faire chier la FFF, faire des actions de proximité, lutter
“la fédération américaine met en avant la diversité des profils des joueuses avec une hétéro, une mère de famille et une lesbienne. Tout le monde peut s’identifier !” Marine Romezin
contre le racisme, en faveur des réfugiés”, s’enthousiasme Marine. L’association accueille une dizaine de réfugiées dont Fatou, 28 ans, et Hamiidah Mubins, 46 ans. Le sourire éclatant de Fatou dissimule les tragédies de son parcours. Elle a grandi au Mali dans une famille religieuse qui n’accepte pas son homosexualité. Pour fuir un mariage forcé, elle prend la route et passe par l’Algérie, embarque en Libye et échoue à Lampedusa. A Paris, le collectif Les Lesbiennes dépassent les frontières la met en contact avec Les Dégommeuses, qui participent aujourd’hui à son loyer. “Ce qui me touche le plus, c’est
la solidarité sur le terrain”, confie Fatou, défenseure comme Hammidah qui, elle, est originaire d’Ouganda. Là-bas, l’homosexualité peut signifier condamnation à mort. Sa famille la force à prendre un mari. Il la viole et la frappe pendant des années. A sa mort, elle se libère, mais son père tente de l’assassiner ; elle est jetée en prison, violée par des gardes. Un avocat la fait sortir, elle se cache et obtient un visa pour la France. “J’adorais jouer au foot en Ouganda, mais continuer après l’école peut mener à la mort. J’avais peur qu’avec mon âge et ma couleur, Les Dégommeuses ne me prennent pas, raconte-t-elle, mais elles m’ont accueillie, c’est ma nouvelle famille.” Aujourd’hui, Hamiidah prend des cours de français et veut devenir physiothérapeute. Elle n’a pas vu ses filles depuis deux ans.
A Pâques, les deux femmes ont fait partie du voyage en Auvergne pour participer à la dernière idée géniale des Dégommeuses : délocaliser Foot for Love dans la commune rurale d’enfance de l’une des membres, en partenariat avec les centres d’hébergement de réfugiés. La première étape régionale a eu lieu à Yssingeaux où Marine a grandi et joué en D2 de 13 à 18 ans. “J’étais très seule, je n’avais qu’Amélie Mauresmo pour me sauver la vie, j’aurais eu besoin de Foot for Love”, se souvient-elle. Le tournoi a attiré 200 personnes, Les Dégommeuses ont mixé les équipes, les familles de réfugiés ont tenu les stands. “Le football permet de montrer que des lesbiennes et des réfugiés font cause commune”, continue Marine. Etapes suivantes, la Bretagne puis la Bourgogne.
“On ne sera jamais des pro ! Ça nous aurait étonnées que tu nous aies connues pour nos exploits sportifs”, rigole Cécile, lorsque Virginie Despentes explique suivre leurs actions militantes. A la fin du match d’entraînement, certaines ont tourné au violet, d’autres pourraient continuer des heures. Bien suantes, elles retournent au vestiaire, avant de refaire le match devant des bières et des frites. Leurs prochains gros coups ? Faire cap, en 2018, vers Abidjan ou une autre ville d’Afrique, et si possible organiser un tournoi international avec des joueuses de pays d’Afrique. Rien que ça.