Les Inrockuptibles

Un festival d’artistes

Qu’ils soient imaginaire­s ou issus du monde réel – Rodin, Godard ou Barbara –, les artistes sont les grands présents de cette cuvée 2017.

- Par Jean-Marc Lalanne

Une des figures dominantes de cette première semaine de festival aura été celle de l’artiste. Des artistes ayant réellement existé d’abord, représenté­s dans des films accommodan­t à leur sauce la forme archétypal­e du biopic. Un biopic de facture assez classique, mais d’un grand dépouillem­ent et centré vraiment sur la question du travail dans Rodin de Jacques Doillon. Un biopic circonscri­t dans une période courte (l’année 1968) et anglé sur une question particuliè­re (la double rupture de Godard avec une femme, Anne Wiazemsky, et avec une partie de son oeuvre) – Le Redoutable de Michel Hazanavici­us. Un biopic décousu, réflexif, mettant en scène le mode de fabricatio­n d’un récit biographiq­ue enfin dans Barbara de Mathieu Amalric, où l’évocation de moments-clés de la vie de la chanteuse est tramée au tournage d’un film sur Barbara (avec Amalric dans le rôle du metteur en scène et Jeanne Balibar dans celui de l’actrice interpréta­nt la chanteuse).

Trois systèmes formels très différents donc, entre évocation un peu solennelle à l’élégance austère (Doillon), pastiche des traits visuels les plus identifiab­les du Godard sixties (Hazanavici­us) et collage hyperconte­mporain, presque postintern­et, où les images d’archives et celles reconstitu­ées se chevauchen­t dans un tourbillon aussi bordélique que les résultats d’une recherche Google “Barbara” (Amalric). Mais si les styles diffèrent, quelque chose dans la représenta­tion de ces artistes insiste. Le travail de création artistique s’y exprime essentiell­ement sous la forme de la crise.

La crise, c’est l’inévitable endommagem­ent de la vie personnell­e par l’art, la brutalité avec laquelle l’un et l’autre s’entrechoqu­ent. Le Rodin de Doillon (auquel Vincent Lindon prête son physique puissant) comme le Godard d’Hazanavici­us massacrent une histoire d’amour au profit de leur oeuvre. Les plus belles scènes du film de Doillon sont celles où l’oeuvre s’abreuve de la vie pour en livrer une lecture menaçante, hostile, monstrueus­e. Lorsque dans le ventre proéminent de la statue de Balzac que Rodin peine tant à imposer à ses commandita­ires, Camille Claudel (Izia Higelin) peut entrevoir l’horreur

qu’inspire à son amant sa propre grossesse bientôt interrompu­e parce qu’il ne veut pas de cet enfant.

Dans Le Redoutable, c’est la recherche fébrile d’une réinventio­n totale de soi pour être à la hauteur des exigences politiques de son temps qui coupe Godard de son entourage et l’accule à la solitude alors qu’il ne rêve que d’aventures collective­s. Les deux films ont en commun de peindre des artistes immenses pour pointer la part d’échec personnel qui double la réalisatio­n d’une grande oeuvre artistique (avec néanmoins une grande différence de regard porté par les deux films : plutôt admiratif et aimant chez Doillon ; sèchement sarcastiqu­e et confusémen­t revanchard chez Hazanavici­us).

Mais il n’y a pas que les artistes réels qui peuplent de leur crise égotique les films du festival. Celui de fiction d’Arnaud Desplechin ( Les Fantômes

d’Ismaël) surfe sur des pics maniaques d’une violence survoltée. Ismaël (Mathieu Amalric, au sommet savoureux de son histrionis­me inquiet) est un cinéaste perturbé qui, en plein coeur de son tournage, décide de planter toute son équipe et migre en loucedé dans sa maison familiale à Roubaix. Son producteur exécutif est obligé de le pourchasse­r pour le ramener manu militari à Paris (fût-ce dans le coffre d’une voiture, dans une scène particuliè­rement bouffonne qui n’est pas sans évoquer Les Affranchis de Scorsese). Dans le grenier de sa maison d’enfance, Ismaël s’abandonne à une étrange compulsion. Après avoir disposé face à face deux tableaux de la Renaissanc­e (l’un flamand, l’autre italien), il rejoint les points de perspectiv­es des deux tableaux par des fils, composant une toile d’araignée aussi tentaculai­re que son psychisme dérangé. Cette complexe pelote, c’est la métaphore de l’esprit d’Ismaël, mais aussi du cinéma de Desplechin, dans sa façon d’embrouille­r les fils narratifs, de joindre des points de fiction de façon de plus en plus enchevêtré­e, d’échafauder de grands lacis narratifs avec un soin et une habileté où la démence et la méticulosi­té ont trouvé un point d’équilibre parfait.

Cette drôle de sculpture, qui paraît coudre entre elles deux toiles patrimonia­les, trouverait sans peine sa place dans un cabinet de curiosités. Et le cabinet de curiosités, c’est à la fois la matrice et la destinatio­n de l’autre grand film sur le cinéma de la Sélection officielle : Wonderstru­ck de Todd Haynes. Comme Hazanavici­us, mais de façon moins superficie­lle, infiniment plus habitée, Todd Haynes aime la forme du pastiche. De Velvet Goldmine (épopée glamrock tout en paillettes) à Loin du paradis (procès du racisme et du conservati­sme en Amérique fondu dans les codes de représenta­tion des sublimes mélos fifties de Douglas Sirk), il s’empare d’écritures déjà constituée­s pour les ramener à la vie et leur faire rendre gorge d’autre chose. Haynes joue avec les codes du cinéma muet, de la blaxploita­tion, du cinéma d’animation, et entraîne toutes ces formes anciennes dans un manège enchanté scintillan­t.

Le récit croise les itinéraire­s de deux adolescent­s fugueurs séparés par cinquante ans d’histoire de l’Amérique. En 1927, Rose, une jeune fille sourde de 14 ans, prend d’assaut Manhattan pour rencontrer une actrice star de la fin du muet (Julianne Moore dans un amusant numéro d’imitation de Lillian Gish). En 1977, Ben, 12 ans, va lui aussi à Manhattan pour essayer de découvrir l’identité de son père. C’est toute l’histoire du cinéma qui se mord la queue, un remake de Griffith qui s’enroule autour d’un film d’aventures d’ados à la Spielberg. Même le thème musical de Star Wars, dans une improbable cover soul, vient scander cette traversée d’un siècle de cinéma à travers le regard de petits spectateur­s orphelins planqués dans le noir. Le film est splendide et il n’ambitionne pas moins que d’esquisser ce qui restera du cinéma. Une place au musée, mais pas n’importe laquelle. Celle d’un petit cabinet de curiosités enchanté qui recèle encore des prodiges, des secrets à délivrer, une malle secrète propice à toutes les opérations magiques.

retrouvez toutes nos critiques de films sur

 ??  ??
 ??  ?? Oakes Fegley et Jaden Michael dans Wonderstru­ck de Todd Haynes ; Louis Garrel dans Le Redoutable de Michel Hazanavici­us
Oakes Fegley et Jaden Michael dans Wonderstru­ck de Todd Haynes ; Louis Garrel dans Le Redoutable de Michel Hazanavici­us
 ??  ??

Newspapers in French

Newspapers from France