Les Inrockuptibles

Honky tonk woman

Beth Ditto sort son premier album solo, Fake Sugar, tourné vers son enfance dans le Sud traditionn­el. La désormais ex-chanteuse de Gossip revient sur sa création et le difficile retour aux sources qui l’a accompagné­e.

- propos recueillis par Géraldine Sarratia

Tu as fait partie de Gossip pendant dix-sept ans. Le groupe s’est arrêté en 2016. Cela a-t-il été difficile de trouver une identité musicale en solo ? Beth Ditto – Cela s’est fait de manière assez naturelle. J’ai ressenti lors de nos derniers enregistre­ments que personne n’était réellement satisfait. Ce n’était de la faute de personne en particulie­r, je crois que chacun a évolué. Nathan est retourné dans l’Arkansas, dans cette ferme où il a grandi. Et j’ai senti que c’était différent des autres fois. Les gens du label m’ont dit : “Pourquoi ne commencera­is-tu pas à écrire des chansons ?” Je m’y suis mise. J’ai rencontré du monde, des compositeu­rs, et j’écrivais mais c’était des morceaux pour Gossip que j’imaginais. Ça me frustrait. J’ai envoyé un texto à Nathan en lui disant : “J’ai commencé à écrire des chansons, je pense que c’est le moment où je me sens prête à arrêter Gossip.” Il m’a simplement répondu “OK”. On ne se parle plus beaucoup depuis. Je l’ai vécu comme une rupture, un déchiremen­t. On était très proches, c’était une relation compliquée. Comment s’est passée l’écriture de l’album ?

Techniquem­ent, c’était totalement différent du boulot que je faisais avec Nathan. Lorsqu’on travaillai­t ensemble, aucun de nous ne maîtrisait la musique de manière technique, donc ça pouvait nous prendre énormément de temps pour parvenir au résultat escompté. Quand j’ai commencé à travailler avec des musiciens de studio, je leur disais juste “j’ai envie de telle ou telle chose” et ils le jouaient. Je n’en revenais pas. Cela a donc été plus simple. Mais la dynamique que nous avions avec Nathan était unique. Nous avons grandi ensemble. Pendant des années, j’ai pensé que sans lui je me casserais la figure. C’est très hétéro-normatif de penser de cette façon. Cette vision sexiste était tellement ancrée dans mon cerveau alors même que je passais mon temps

à parler de féminisme, de ma place de femme dans le groupe… Jennifer Decilveo a produit l’album. Comment avez-vous travaillé ensemble ?

Le label nous a présentées. Elle est lesbienne elle aussi. C’est un disque produit, chanté, produit par des queers. Je pense que c’est quelque chose qui n’est quasiment jamais arrivé dans l’histoire de la musique ! On a eu une relation très ouverte, complément­aire. Elle n’avait jamais entendu parler de The Slits par exemple, et moi j’avais beaucoup à apprendre d’elle techniquem­ent, sur des arrangemen­ts par exemple. Très vite, je lui ai expliqué que je voulais créer un disque qui ne soit pas “cool”, mais qui me ressemble. Je voulais qu’il mêle pop, rock, des influences de mon enfance, le honky tonk (de la country jouée dans les bars – ndlr) que j’écoutais avec mon père… La musique occupait une place importante dans ta famille ?

Oui. Mon frère avait un groupe de boogie-woogie avec mon cousin. Ils tournaient dans des casinos du sud du pays. Mon père écoutait tout le temps de la musique : Kool & The Gang, les Bee Gees, qui l’obsédaient. Et aussi Patsy Cline, de la musique country et du honky tonk. Près de chez nous, il y avait deux endroits où on pouvait acheter de l’alcool, des clubs privés de honky tonk. Il m’y emmenait. C’était très cool ! Je pense que j’étais un peu crade, mon père n’avait même pas dû me brosser les cheveux avant d’y aller. Une enfant du Sud ! Le clip de Fire, mon premier single, s’en inspire. Ma mère, elle, aimait Ozzy Osbourne, Pink Floyd. C’était une très jeune maman, dans les années 1980, elle faisait le ménage en écoutant I Want Your Sex. J’ai été aussi élevée à la pop des années 1980.

Par les influences qu’il convoque, ce disque opère un retour sur ton enfance en Arkansas. Arrives-tu à avoir une relation plus apaisée avec ce lieu où tu as grandi ? Je crois qu’une grande partie de ma nostalgie pour l’Arkansas vient du fait

que Nathan y est retourné. J’y pensais tout le temps. Je me disais : “Mais merde, qu’est-ce qu’il fout ? On s’est enfui de là-bas.” Pour moi, ça n’avait pas de sens. J’ai commencé aussi à me rappeler des sensations positives, les paysages magnifique­s de cette région, la gentilless­e des gens qui vivent là-bas, leur façon de parler très poétique parfois. C’est un peu ce qu’exprime Fake Sugar, cette chanson me ramène à mon enfance, à ce pont près d’une route, un peu pourri, à côté duquel j’ai grandi. J’y suis retournée un mois, ce qui est un poil long. On avait besoin d’air avec ma copine. J’ai écouté Graceland de Paul Simon en boucle dans le salon de ma soeur. Il parle des paysages, du delta du Mississipp­i qui brille “like a national guitar”, du fait de conduire sur l’autoroute et de traverser cette région, berceau de la guerre civile. Et je me suis dit : “Mais merde, c’est là où j’ai grandi !” J’ai demandé à ma soeur de m’y conduire, c’est à deux heures. On a écouté l’album tout du long. Quand on est arrivées, c’était fermé ! C’est pas une blague, ça ne devait pas se passer comme ça.

Tu penses qu’il y a un moment dans la vie où il faut parvenir à pardonner à son enfance, à ses parents ?

Totalement. Et c’est ce que j’ai fait, pendant ma vingtaine. J’ai pardonné à ma famille, je me suis ouverte un peu plus à eux. Le grand défi de ma trentaine est de pardonner à cet endroit, à ces paysages, à ce lieu que je redoute alors qu’il peut être agréable. Au lieu d’être effrayée par ce pays, j’essaie de pouvoir l’apprécier. Ça m’aura pris presque vingt ans.

Tu as commencé par être punk à 18 ans, en marge. Tes disques racontent aussi ta progressio­n, ton ouverture à d’autres styles musicaux et au monde.

J’étais tellement effrayée à l’idée d’écrire quand j’ai commencé. Les gens pensaient que c’était punk, que c’était de l’insolence. Mais en fait j’avais peur, j’avais conscience d’être en train d’écrire des mots vrais, des mots sincères. Après le premier morceau, j’ai cru que je n’en ferais pas d’autres tellement c’était douloureux.

J’étais trop vulnérable et je ne pouvais pas supporter de me sentir exposée, observée. Je me suis planquée derrière une façade. Ça n’a rien à voir avec la confiance en soi, rien à voir avec mon corps. J’avais peur que les gens puissent voir ce qui se passait à l’intérieur de moi. Maintenant, je n’ai plus peur de ce regard. C’est la meilleure chose qui me soit arrivée en vieillissa­nt. C’est triste que les gens chérissent davantage ce qu’ils ont vécu lorsqu’ils étaient jeunes.

Tes chansons parlent beaucoup d’amour. Est-ce que ta façon de vivre ce sentiment et de le raconter a beaucoup changé avec les années ?

Oui. La rupture avec Nathan, même si elle n’était qu’amicale, a été la plus dure de ma vie. Puis je me suis mariée, et notre première année de mariage a été un putain de cauchemar. Ne le faites pas ! Avec Kristin, on se connaît depuis qu’on est gamines, j’avais 18 ans. A l’époque, Gossip répétait dans une cave. Cela a vraiment modifié notre rapport. Tu peux dire à ta copine qu’un truc te soûle et te barrer, mais quand tu es mariée tu te dis que là ça va être comme ça jusqu’à la fin de ta vie. Tous les jours. Dans ma maison. On partage une maison et on se prend la tête plusieurs fois par jour parfois ! (rires). C’était important pour moi de me marier parce que je voulais que l’on ait les mêmes droits et que l’on soit visibles. On traverse un moment super flippant politiquem­ent partout dans le monde, on a un cinglé à la tête de notre pays, vous avez échappé au pire de peu, et en Angleterre c’est pas la fête. Maintenant que je sais que tout ça est menacé, qu’il y a un retour du religieux, que quand tu es trans à l’école tu ne peux même pas choisir les toilettes que tu veux utiliser, ça me fait froid dans le dos.

Qu’est-ce qui a changé dans ta vie depuis l’élection de Trump ?

Je ressens une grande tristesse. Certains problèmes ont toujours été là, même durant l’administra­tion Obama. La raison pour laquelle le mouvement Black Lives Matter a pris une telle ampleur, c’est parce que des personnes noires se faisaient tuer par la police. Tout ça s’est passé sous Obama. Aujourd’hui, nous avons un autre Président qui veut mettre en place des choses complèteme­nt dingues. Ça fait vraiment flipper. Je suis mille fois plus renseignée sur la sphère politique que je ne l’ai jamais été, je lis sans cesse. Ça me rappelle que j’ai été naïve et que j’ai tenu ma sécurité pour acquise. Mais j’observe une mobilisati­on autour de moi, il faut s’organiser et résister. Il faut montrer que les Etats-Unis sont un pays important avec plein de gens géniaux, même s’il abrite quelques personnes qui le sont un peu moins…

Tu avais écrit Standing in the Way of Control pour protester contre la politique de Bush. As-tu eu envie d’écrire contre Trump ?

J’y ai beaucoup réfléchi. J’ai regretté que mon album soit déjà terminé, oui. Je ne sais pas jouer d’instrument et je n’ai plus de groupe. Si je faisais encore partie d’un groupe, peut-être tout serait-il différent. Je ne peux écrire des paroles que sur de la musique. Je ne suis pas une poète.

Le féminisme devient très à la mode. Tu en penses quoi ?

Je trouve ça génial. Pourquoi ferait-on ça, si ce n’est pas pour que les gens s’y identifien­t. Quand les gens disent que c’est purement commercial quand la mode s’en empare, j’ai envie de leur répondre : “Tant mieux !” Soyez féministes, pas racistes, par tous les moyens, dites-le tous les jours, vingt fois par jour. Est-ce qu’on peut juste apprécier les gens qui se revendique­nt féministes au lieu de les juger constammen­t et de mettre en cause leur sincérité ? Il faut savoir faire confiance.

“j’avais peur que les gens puissent voir ce qui se passait à l’intérieur de moi. Je n’ai plus peur de ce regard. C’est la meilleure chose qui me soit arrivée”

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retrouvez l’intégralit­é de cet entretien sur
album Fake Sugar (Columbia) retrouvez l’intégralit­é de cet entretien sur

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