Les Inrockuptibles

Un poing c’est tout

Cara Zina signe Handi-Gang, un deuxième roman nourri de colère, d’énergie et d’humour, autour d’une bande de jeunes handicapés qui n’en peuvent plus d’un système inadapté à leurs besoins. Sans parler du regard des autres.

- par Virginie Despentes

Je ne vois pas comment débuter cet article sans préciser la situation… Je connais Cara Zina depuis 1985. C’est ma plus ancienne amie. On a fait beaucoup de choses ensemble, certaines extrêmemen­t drôles, d’autres un peu moins réussies sur le plan du fun. Donc on n’est même plus dans le domaine du copinage, mais carrément dans celui du meilleur-amiage… La question qui se pose, quand je vous conseille de prêter attention à son deuxième roman, est donc : est-ce que je parlerais de ce livre si je ne connaissai­s pas son auteure ? C’est compliqué de répondre. Si je lisais à l’aveugle, évidemment que je m’arrêterais sur Handi-Gang. D’une part, parce que tous les thèmes qu’elle aborde me sont familiers. D’autre part, parce que j’adore son humour, et son rythme. Mais aussi parce qu’on a tellement de références en commun que je comprends ce qu’elle écrit. Mais je m’y arrêterais aussi parce que ça ne ressemble pas à ce qui se publie d’habitude en France. Ce n’est pas écrit du même point de vue. Ce n’est pas écrit dans la même langue. Si on ôtait son nom de la couverture, bien sûr que je m’arrêterais sur ce livre. Il est écrit par ma meilleure pote, elle n’écrit pas comme elle parle, mais le texte lui ressemble. Il est improbable, dérangeant, super drôle et hautement inclassabl­e. On peut dire que ça change de la prose-salon de thé à laquelle on est généraleme­nt exposés.

Le thème central du roman, c’est le handicap. Plus précisémen­t, la lutte des handicapés pour l’accessibil­ité, et, à travers cette lutte, ce qu’ils mettent en oeuvre pour se définir eux-mêmes, hors le discours médical ou urbaniste ou charitable. Qu’est-ce que c’est, l’invalidité, quel discours peut-on produire à partir de là ? Quelle action peut-on mener ?

C’est l’histoire d’un groupe de jeunes handicapés, aux caractères bien trempés, voire, pour certains d’entre eux, qui flirtent avec la dangerosit­é, et qui décident de mener

des actions politiques directes visant à faire comprendre aux valides que non, ils ne veulent pas attendre dix ans de plus pour qu’on pense à une ville qu’ils pourraient habiter, pratiquer.

C’est aussi l’histoire d’un jeune garçon qui vit avec sa mère. Pour ceux qui connaissen­t le premier roman de Cara Zina, Heureux les simples d’esprit, publié en 2008, cette situation de départ est familière. Entre-temps, le personnage du fils n’est plus un petit garçon. Cara Zina transpose dans la fiction une problémati­que qu’elle connaît bien, puisque son fils est né avec un spina bifida, une malformati­on de la moelle épinière. Handi-Gang n’a rien d’un autoportra­it – c’est une histoire inventée de toutes pièces, et les personnage­s qui la traversent, à commencer par le héros, ne ressemblen­t à personne. Mais c’est un récit de fiction nourri de colères, de frustratio­ns et de peine puisées dans un quotidien bien réel.

Dans nos vies, pour beaucoup d’entre nous, le handicap est quelque chose qu’on croise. Qu’on voit de loin. On voit les gens en fauteuil, on rencontre les muets, on croise les autistes, les aveugles… mais on les entend rarement parler de leur vie au jour le jour, d’escaliers en ascenseurs en panne, de vexations en dégueulass­eries, de maladresse­s en imbécilité­s, de séjours à l’hôpital en tracasseri­es administra­tives souvent kafkaïenne­s, ce fond d’incompréhe­nsion des valides qui au fond continuent de penser que ça ne vaut pas la peine d’aménager la ville pour vivre avec des gens qui ne fonctionne­nt pas “comme tout le monde”.

Ce qui caractéris­e Cara Zina, et ici son écriture colle à ce qu’elle est dans la vraie vie, c’est son énergie, ses appétits, et son humour. Quand elle se sert de la fiction pour relater et se venger d’une réalité qui n’a ménagé ni elle ni son fils, elle ne cherche pas la fibre sensible du lecteur pour quémander un peu d’attention. Elle provoque l’empathie mais jamais l’apitoiemen­t et démolit un certain nombre d’évidences de valide avec une joie communicat­ive. Elle est, sur le plan du style, le fruit de la rencontre fortuite entre Bridget Jones qui aurait passé la quarantain­e et Edward Bunker qui penserait à s’épiler avant un rendez-vous amoureux. Cara Zina, ça se sent quand on la lit, est nourrie de polars, de romans noirs, de littératur­e de bonhomme. Mais c’est aussi une pimprenell­e forcenée, que je n’ai jamais vue sortir sans maquillage, qui peut passer des heures dans sa cuisine et serait presque une incarnatio­n de l’instinct maternel. Et l’étonnant, dans ses livres, c’est qu’elle marie les deux – son côté légionnair­e forcené, et son côté princesse de conte de fées – avec une jouissive décontract­ion. Ce n’est pas tiède, ce n’est pas correct, mais c’est tendre, et c’est dynamique. On ne s’ennuie pas une seule seconde, elle n’est pas là pour pondre de belles phrases qu’on poserait sur sa commode mais ça roule, ça emmène, et le rythme ressemble vraiment à celui d’un morceau funky – son livre traite de sujets qui devraient être graves et il donnerait plutôt envie de sortir faire des trucs, voir des gens avant d’aller danser un peu.

C’est son paradoxe, et c’est sa force. Il y a de l’anticapita­lisme primaire, dans ce texte, pour la grande joie des lecteurs qui n’en peuvent plus de la complexité déployée dès lors qu’il s’agit de dénoncer des systèmes ineptes, il y a des leçons d’intersecti­onnalité, et il y a aussi des histoires d’amour, d’amitié déçue, de militantis­me parfois conflictue­l, de contradict­ions internes…

On y apprend beaucoup de choses, et on est amené à réfléchir en épousant des points de vue avec lesquels on a rarement l’occasion de s’identifier – parce qu’on regarde rarement la ville à hauteur de fauteuil roulant. Mais j’insiste : on rigole beaucoup. C’est une colère contagieus­e, une rage collective, qui tournerait vite à la fête. Jamais victimisan­t, mais refusant de minimiser la moindre humiliatio­n, c’est un roman rempli de paradoxes, mais compact et direct, comme un uppercut qui remettrait les idées en place, et qu’on serait content de prendre dans le plexus.

Handi-Gang (Libertalia), 288 pages, 10 €, sortie le 1er juin

sur le plan du style, le fruit de la rencontre fortuite entre Bridget Jones qui aurait passé la quarantain­e et Edward Bunker qui penserait à s’épiler avant un rendez-vous amoureux

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