Les Inrockuptibles

Amours polyphoniq­ues

Petit précis des relations amoureuses contempora­ines et hommage à la ville de Montréal, Corps sonores confirme le talent inventif et multifacet­te de Julie Maroh.

- Vincent Brunner

L’année dernière, elle a refusé d’être promue chevalier des Arts et des Lettres, a participé à des rassemblem­ents de Nuit debout, s’est battue contre la loi El Khomri, comme elle le fait depuis plusieurs années, contre toutes les discrimina­tions (notamment celles visant la communauté LGBT). En prise avec les maux et les combats de son époque, Julie Maroh est une auteure qui s’engage, dans la rue, sur le net ou sur sa table à dessin. Son militantis­me, elle ne l’expose jamais de manière frontale et simplette dans son oeuvre. Ses albums de bande dessinée n’ont rien de tracts mal déguisés. S’ils reflètent ses conviction­s, c’est avant tout par le biais d’histoires ambitieuse­s et touchantes.

Depuis Le bleu est une couleur chaude, adapté en film par Abdellatif Kechiche avec La Vie d’Adèle, on sait que ses slogans à elle sont avant tout des émotions. Justement, sept ans après avoir raconté l’histoire passionnée entre Clémentine et Emma, elle s’attaque une nouvelle fois à ce grand mystère humain, l’amour, avec ce coup-ci un récit kaléidosco­pique, choral. Pas de personnage­s principaux dans Corps sonores mais une multiplici­té, une foule hétéroclit­e qui partage uniquement un lieu de résidence (Montréal, ville à laquelle le livre rend hommage) et le fait d’être vivants, d’être en proie à des sentiments furieux.

La force de ce livre est d’abord collective. Julie Maroh parvient en effet en quelques pages à faire exister chacun(e) avec la même intensité, sans forcer le trait ni hâter le pas parce que les cases sont comptées. Déplorant en avant-propos la domination toujours réelle dans l’inconscien­t collectif du couple hétérosexu­el monogame blanc (“Où sont les autres

réalités ? Où est la mienne ?”), la dessinatri­ce donne chair à des personnage­s qui n’obéissent à aucun portrait-robot, beaux dans leur singularit­é, pleins de formes et d’envies distinctes.

Nouhad, Chérine et les autres jouent au base-ball, se donnent rendez-vous dans une chambre d’hôtel chaque semaine, vont assister à un concert du violoniste Owen Pallett en chaise roulante, attendent, nerveuseme­nt, le retour de l’être aimé ou le courage de faire leur déclaratio­n (poly)amoureuse. Coups de foudre brûlants ou coups d’un soir, relations compliquée­s ou épanouies, prises à feux doux ou extinction mélancoliq­ue, l’amour est ici un langage charnel auquel Maroh, avec son trait simple et expressif, donne sa poésie, son énergie, son imprévisib­ilité.

Elle évite ainsi l’écueil majeur de ce bouquet de nouvelles graphiques qui pourrait ressembler à un catalogue amoureux longuet. Comme si elle livrait une mixtape qui alignerait avec grâce ballades à la guitare folk, electro dansante, rock sexuel et punk rageur, elle parvient constammen­t à faire entendre sa propre musique sensuelle. Elle prend aussi souvent le contrepied, que ce soit dans le fond ou dans la forme, éclatée, jamais répétitive. “Il y a autant de relations amoureuses qu’il y a d’imaginaire­s”, résume-t-elle joliment.

Corps sonores (Glénat), 304 pages, 25,50 €

des personnage­s qui n’obéissent à aucun portrait-robot, beaux dans leur singularit­é, pleins de formes et d’envies distinctes

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