Les Inrockuptibles

Au coeur du feu sacré

Dans Médée-Matériau, Valérie Dréville ose l’expérience de la transe pour témoigner sous la direction d’Anatoli Vassiliev d’un destin légendaire porté à l’incandesce­nce par la poésie d’Heiner Müller.

- Patrick Sourd

Al’arrière-plan, la toile blanche d’un écran tendu entre les membrures d’un cadre métallique. Juste devant, un petit trône en bois clair placé sur une estrade. A côté et au sol, une bassine en fer blanc. Occupant le vaste volume de la cage de scène, cet autel encore désert est celui du cérémonial à venir. A l’avant-scène, deux minuscules poupées assises sur un tabouret semblent observer l’étrange installati­on en se conformant à l’attitude des spectateur­s qui ont pris place dans la salle. Le prologue est silencieux. Le texte intégral de Médée-Matériau défile sur l’écran. Avec ses allures de poème fulgurant, la courte pièce d’Heiner Müller nous est simplement donnée à lire. Sept pages où les mots se cognent les uns contre les autres pour dire la violence de la légende de Médée la barbare.

Rappeler son histoire, c’est dire qu’elle a trahi les siens et fut responsabl­e de la mort de son frère. Une indignité choisie par amour, pour faire la fortune de Jason et lui permettre de s’emparer de la Toison d’or. Devenue sa femme, elle lui donne deux fils. Au fil d’une écriture hallucinée, Heiner Müller nous raconte Médée au moment où celle qui est la petite-fille du Soleil connaît l’outrage de se voir répudiée par un époux ingrat qui a décidé d’en marier une plus jeune.

Si l’on se réfère aux spectacles qui font date, l’histoire de cette performanc­e dirigée par Anatoli Vassiliev et dont Valérie Dréville est l’unique interprète tient, elle aussi, de la légende. La rencontre entre les deux artistes remonte à l’année 1992, quand le maître du théâtre russe met en scène Bal masqué de Mikhaïl Lermontov à la Comédie-Française. L’actrice y est fascinante, le couple qu’elle forme aux côtés du regretté Jean-Luc Boutté demeure inoubliabl­e.

S’ensuivent de nombreux voyages à Moscou, où Valérie Dréville s’initie

aux pratiques théâtrales d’Anatoli Vassiliev jusqu’à obtenir une bourse de la Villa Médicis hors les murs pour y travailler un an durant. C’est en 2002, après ce dernier séjour, qu’ils créent Médée-Matériau au festival L’Olympiade théâtrale de Moscou. Présentée au Festival d’Avignon la même année, la performanc­e fait scandale, avant d’être reprise et de triompher en tournée durant cinq ans. Aujourd’hui, Valérie Dréville est artiste associée du Théâtre national de Strasbourg. Elle était libre d’envisager une création de son choix. Elle a choisi de retrouver la complicité artistique d’Anatoli Vassiliev pour remettre, quinze ans après, Médée-Matériau sur le métier.

La fin de notre lecture est le signal du début du plus étrange des rituels. Portée par une divine colère, Valérie Dréville est cette Médée qui, après avoir tenté de vivre en femme, redevient la sorcière aux infinis pouvoirs pour accomplir sa vengeance. Des mouettes annoncent la tempête que l’on présageait, elles tourbillon­nent dans le sillage d’un navire. Projetées sur les murs de la cage de scène, ces images filmées en pleine mer font tanguer le théâtre dans un puissant mouvement de roulis.

La voici sur son trône alors que le monde chavire. Mains agrippées sur les genoux, ses jambes sont largement écartées. Elle porte la fine robe de lin qu’elle avait pour ses noces et qu’elle revendique comme une seconde peau. Elle a convaincu Jason que ce serait son présent pour honorer la nouvelle épousée. Seule la transe peut maintenant rendre compte de la folie qui se matérialis­e.

Pour Vassiliev, le son peut devenir un objet capable de trancher l’espace jusqu’à la ligne d’horizon. Naissant du plus profond du corps de la comédienne, voici donc les mots d’Heiner Müller qui trouvent la puissance de cette incroyable autonomie. “Puisque le mot est un contenant, on fait comme avec un verre rempli d’eau, on le vide, précise l’actrice. On vide le contenu narratif, et le verre vidé peut se remplir d’un autre contenu.”

Retirant sa robe qu’elle jette dans la bassine, la voici totalement nue, mais c’est un être hybride qui est face à nous. Verticalit­é triomphant­e plantée entre ses cuisses offertes, elle arbore la représenta­tion translucid­e d’un sexe d’homme en érection. Brisant ce phallus magique de ses mains, c’est avec le liquide séminal qu’il contient qu’elle va mettre le feu à la robe. Fin de la virilité de Jason, fin de sa nouvelle épouse transformé­e en torche.

Sous les yeux des pantins auxquels elle s’adresse comme à ses enfants, voilà Médée qui jubile de l’accompliss­ement de sa malédictio­n. Mais tout est loin d’être dit tandis qu’elle tire sur les ficelles qui la relient aux effigies représenta­nt sa progénitur­e. Ses comptes ne sauraient se régler sans le sacrifice des deux innocents. Chair de sa chair, les poupées éventrées rejoignent le brasero.

En osant le plus scandaleux des théâtres, Valérie Dréville et Anatoli Vassiliev s’affranchis­sent des tabous pour dire quel était l’ancestral pouvoir de Médée. La violence métaphoriq­ue de la performanc­e rejoint l’insoutenab­le qui avait été reproché en son temps au sacrifice filmé par Jean Rouch dans Les Maîtres fous (1955)… Sa grandeur est de faire le lien avec ce sacré des sorciers d’où le théâtre est né.

Médée-Matériau de Heiner Müller, mise en scène Anatoli Vassiliev, avec Valérie Dréville, du 24 mai au 3 juin au Théâtre des Bouffes du Nord, Paris Xe

“puisque le mot est un contenant, on fait comme avec un verre rempli d’eau, on le vide”

Valérie Dréville

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