Les Inrockuptibles

“Nuit debout a été une avant-garde”

La réalisatri­ce Mariana Otero a suivi trois mois durant le mouvement Nuit debout. Son film, L’Assemblée, financé par une campagne de crowdfundi­ng, restitue cette expérience inédite de démocratie directe. Entretien.

- propos recueillis par Marilou Duponchel

Le 1er mai, quand nous rencontron­s Mariana Otero dans un café situé près de la place de la République, celle-ci se remplit peu à peu, en cette journée internatio­nale des travailleu­rs marquée par un entre-deux-tours périlleux. C’est ici, il y a presque un an, que siégeait Nuit debout, le sujet de son nouveau film, L’Assemblée, présenté par l’Acid (Associatio­n du cinéma indépendan­t pour sa diffusion) au Festival de Cannes. Pendant trois mois, la réalisatri­ce s’est immergée dans ce mouvement inédit, entre contestati­on de la loi travail et demande d’horizontal­ité dans le rapport à la politique.

Ce n’est pas la première fois qu’elle procède de la sorte et dresse un portrait critique de nos institutio­ns. En 2010, dans Entre nos mains, elle filmait le quotidien d’une PME en crise, du point de vue des ouvrières ; en 2013, elle promenait sa caméra dans un centre pour enfants psychotiqu­es pour A ciel ouvert. Si cette approche rappelle celle du cinéaste américain Frederick Wiseman, Mariana Otero, par son obsession des personnage­s et du récit, s’attache davantage aux codes de la fiction. Dans L’Assemblée, cette inconditio­nnelle de Visconti a placé la parole et l’écoute au centre de son film. Elle nous en raconte la genèse, son tournage éprouvant et la nécessité de questionne­r une démocratie qu’elle juge dysfonctio­nnelle.

Quelle est la genèse de L’Assemblée ?

Mariana Otero – J’étais aux réunions préparatoi­res de la manifestat­ion du 31 mars 2016. J’étais là comme militante, en me disant que cette loi El Khomri n’était pas possible. Le 1er avril, j’ai senti qu’il se passait quelque chose d’inédit et j’ai commencé à filmer. Au départ, je voulais mettre des vidéos sur YouTube, mais il fallait aller plus loin. J’avais envie de raconter l’évolution du mouvement. J’ai vu que les médias s’en tenaient beaucoup au folklore et au côté spectacula­ire. Je voulais filmer le travail, la manière dont les gens essayaient de réfléchir à une assemblée

démocratiq­ue. J’arrivais sur la place à 16 heures avec les premières commission­s. Les assemblées commençaie­nt à 18 heures. Je tournais chaque jour environ quatre ou cinq heures. Au moment où je me suis vraiment engagée à faire le film, je savais que j’en aurais pour un an de travail, sans financemen­t, mais j’ai pensé que ça en valait la peine. Le cinéma a un rôle à jouer dans ces moments et cela rejoignait ce qui m’intéresse comme citoyenne et comme cinéaste : comment réinventer le collectif ?

Comment s’est déroulé le tournage ?

Au début, ça n’a pas été facile. Il a fallu trouver un ingénieur du son qui accepte de m’accompagne­r alors qu’il n’y avait pas de financemen­t. Moi qui suis habituée à repérer et écrire avant mes tournages, je me suis retrouvée dans une situation nouvelle car je ne pouvais rien anticiper. En plus, je ne pouvais pas vraiment parler aux gens que je filmais : il n’y avait pas le temps, les relations étaient différente­s de celles que j’ai pu avoir sur mes autres tournages. Même parler de mon film, ce n’était pas le propos, ni le moment. L’autre difficulté était qu’il y avait une grande méfiance des médias, certains pensaient que j’en faisais partie. Parfois, au début, on refusait que je filme. On m’a raconté qu’ils m’avaient surnommée gentiment “la dingue” parce que je revenais tous les jours malgré les réticences. Quelqu’un aurait alors répondu : “Elle est comme nous, elle est dingue sauf qu’elle a une caméra.” Cela a été plus facile une fois qu’ils m’ont repérée. Pour ceux qui ne me connaissai­ent pas, je me suis mise un écriteau sur le dos qui disait : “Je ne suis pas les médias, je suis cinéaste indépendan­te.”

Le jour de la manifestat­ion contre le 49.3 devant l’Assemblée nationale, le 10 mai 2016, vous avez été molestée par la police…

Oui, j’ai été arrêtée. La police prétextait un arrêté préfectora­l interdisan­t de filmer, ce qui était absolument faux. Ils nous réclamaien­t la carte de presse, alors qu’on n’en a pas besoin pour filmer. Il existe un texte de loi très clair là-dessus. Après m’avoir dit d’arrêter, comme je ne le faisais pas ils ont saisi ma caméra. Un jeune homme s’est interposé verbalemen­t, il a été mis au sol violemment et a passé deux nuits en garde à vue. Ils nous ont pris notre matériel et nous avons été amenés au commissari­at. Il était important de montrer cette violence policière dans le film. J’ai été gazée très souvent, comme beaucoup de journalist­es, photograph­es, “périscopeu­rs”. Il y a eu un déni de démocratie à beaucoup d’égards de la part du gouverneme­nt. La police brimait le mouvement : ils démontaien­t les tentes, nous empêchaien­t de monter la sono. Alors qu’a contrario les gens sur cette place n’avaient de cesse de repenser une autre démocratie.

Sur place, quels types de profils avez-vous rencontrés ?

Des gens différents, de tous âges. Au niveau des classes sociales, c’était mélangé, même si ça reste Paris, mais un Paris diversifié. Il y avait pas mal d’étudiants, de professeur­s et de gens du spectacle dans le groupe “Démocratie sur la place”, auquel je me suis particuliè­rement attachée. J’ai compris que je ne pouvais pas papillonne­r dans tous les sens si je voulais capter le travail, la réflexion. Nuit debout était un monde en soi, un village avec différents pôles : climat, écologie, groupe féministe, vegan… Cette commission s’intéressai­t à l’objet même du mouvement : comment faire exister cette assemblée ? Cette recherche faisait l’intérêt du mouvement même si cela n’a pas forcément eu le temps d’aboutir avant qu’il se délite peu à peu.

Vous avez senti ce désagrégem­ent du mouvement au fil du tournage ?

Oui, parce que c’était trop compliqué, entre la violence policière et le 49.3. Les urgences du moment ont perturbé le mouvement. C’était une discussion récurrente : se bat-on contre la loi El Khomri ou essaie-t-on de mettre en place un processus de vote, une nouvelle Constituti­on ? Pris par les événements, les gens de Nuit debout ont eu du mal à construire quelque chose sur le long terme, mais ils ont eu le grand mérite de poser des questions.

Pensez-vous que le mouvement est amené à renaître ?

Je pense qu’il peut renaître sous une nouvelle forme. Aujourd’hui, il y a plein de petites Nuit debout. Les gens se sont réappropri­é la parole et le politique. Nuit debout a politisé toute une jeunesse et marquera une génération. Ça a été une avant-garde. Des questions cruciales ont été posées. Nos institutio­ns démocratiq­ues ne peuvent plus

“Nuit debout a politisé toute une jeunesse et marquera une génération” Mariana Otero

fonctionne­r de cette manière, c’était ça le coeur du débat. Ils avaient absolument raison. Ce n’est plus possible d’élire des présidents de cette façon, on se retrouve encore à devoir voter pour des gens avec lesquels on n’est absolument pas d’accord. Nuit debout a infusé positiveme­nt la campagne présidenti­elle. Ceux qui ont participé à ce mouvement ont réfléchi à des thèmes comme la VIe République, le vote blanc, le tirage au sort pour le choix des députés, la nécessaire transition écologique, le salaire à vie… Certains de ces thèmes ont été portés par Jean-Luc Mélenchon et Benoît Hamon.

Diriez-vous que votre cinéma est politiquem­ent engagé ?

Je dirais qu’il est politique au sens large du terme. J’ai envie de participer politiquem­ent à la réflexion collective et je crois que je ne peux pas y contribuer sans caméra. Filmer la place de la République était alors ma manière d’intervenir. Je ne dirais pas que j’ai un rôle, mais c’est comme ça que je peux vivre dans le monde. Engagée, oui parce que j’y passe ma vie, j’engage tout de moi, mais je ne suis pas dans la défense de quelque chose. Je préfère me placer du côté du questionne­ment.

C’est la première fois que vous financez un film grâce au crowdfundi­ng ?

Oui, d’habitude je dépose mon projet à l’avance sur recettes du CNC. Pour L’Assemblée, c’était impossible, car entre le repérage, l’écriture, l’envoi de dossier et la réponse, il se passe six mois, voire un an. Le documentai­re a une économie particuliè­re : on peut être bien financé – c’est très rare –, pas du tout ou avec des bouts de ficelle. C’est devenu difficile à la télé de faire un documentai­re en toute liberté. Il reste donc le cinéma avec l’avance sur recettes, mais il y a peu d’élus. C’est rare que plus d’un documentai­re passe en commission, car malgré tout la fiction reste un genre dominant. Sinon, effectivem­ent, il reste le crowdfundi­ng, mais j’espère que ça ne va pas devenir une habitude chez moi. C’est assez long à mettre en place mais c’est très fort de se sentir soutenu par ceux qui y participen­t. Avec 640 donatrices et donateurs, on est arrivé à plus de 30 000 euros. Cela reste une économie fragile, comme souvent dans le documentai­re. Mais finalement, je crois que c’est aussi parce que l’enjeu financier est moindre qu’on peut être libre dans le documentai­re.

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