Les Inrockuptibles

dialogue avec Léonora Miano

Deux femmes au caractère bien trempé, deux personnali­tés hors normes, deux écrivaines happées par la marge, qu’elle soit sexuelle, politique, sociale… Il était tentant de faire se rencontrer Léonora Miano et Virginie Despentes.

- Par Anne Laffeter et Géraldine Sarratia photo Vincent Ferrané pour Les Inrockupti­bles

Despentes/Miano : il était tentant de faire se rencontrer ces deux écrivaines hors normes, happées par la marge

Il ne faut pas s’arrêter aux carrures imposantes de Léonora Miano et de Virginie Despentes. Il faut les écouter. Quand la voix jazzy de l’écrivaine franco-camerounai­se envoûte, celle de Despentes déroute de retenue. Si les deux femmes ont en commun cette même présence physique magnétique, elles partagent aussi un verbe posé où affleurent les indignatio­ns de celles qui écrivent pour les cabossés de la vie. “J’aime la langue parlée et très écrite de Virginie Despentes. J’y trouve beaucoup d’élégance, d’amour”, précise Léonora Miano, auteure des deux tomes de Crépuscule du tourment (Grasset) et prix Femina en 2013 pour La Saison de l’ombre (Grasset). Les deux écrivaines partagent une écriture polyphoniq­ue, habitée de dialogues intérieurs, ce désir de ne pas juger, de ne pas esquiver la violence, de s’intéresser aux féminités et masculinit­és désaxées, aux marges. A deux pas de chez Grasset, leur éditeur commun, elles parlent pêle-mêle de virilité et de féminité, de colonisati­on, de mondialisa­tion, des hommes noirs, de classe et de couleur de peau.

Léonora Miano – J’ai remarqué que vous étiez une des écrivaines blanches les plus lues chez les jeunes femmes noires. Quand elles lisent “J’écris de chez les moches…”, elles sont réellement touchées. De plus, il y a des personnage­s noirs chez Despentes, contrairem­ent à nombre de romans français qui se passent à Paris. Même si ce n’est pas le personnage principal, on peut se l’approprier.

Virginie Despentes – Il y a une proximité dans ce qu’on essaie de faire. Nous n’avons ni les mêmes personnage­s, ni les mêmes univers, mais partageons cette façon de passer de l’intérieur d’un personnage à un autre. Cette façon que vous avez de décrire de l’intérieur un personnage masculin violent sans le juger et sans esquiver sa violence n’est pas commune. Nous avons aussi cette même manière d’insérer dans nos livres la musique que nos personnage­s écoutent…

Léonora Miano – Chez moi comme chez vous, il y a toujours un flow. Mes personnage­s sont connectés à d’autres, dont je n’ai pas le désir de me débarrasse­r, et qui constituen­t des bouts de ce personnage. Je ne me conforme pas à la règle – qui veut qu’en France le roman, ça soit un personnage mis face à des conflits qu’il résout plus ou moins. C’est considéré comme une faute de goût, quand cela ne m’expulse pas carrément du monde littéraire. Des gens estiment que, depuis le début, je ne fais pas de littératur­e. Je m’en fous car j’estime que quand tu viens d’un autre espace, tu as le droit d’habiter une forme européenne – le roman, en l’occurrence – de manière transgress­ive.

Léonora Miano, on vous a aussi reproché le fait que vos personnage­s ne seraient pas universels…

Léonora Miano – Tant que j’écrivais sur des personnage­s noirs vivants en France, il n’y avait pas de problème. Ce qui a dérangé, c’est quand j’ai créé des personnage­s noirs mais français. C’est intéressan­t de penser que les Noirs sont universels quand ils vivent loin d’ici. Je dis que je fais de la littératur­e “afropéenne”. Je suis immigrée, je suis une pièce rapportée. Je ne sais pas ce que c’est de grandir et d’être mise à côté du radiateur parce que t’es noire, ou d’être orientée en CAP parce que tu ne pourras rien faire d’autre… J’ai grandi dans un pays “sous-développé”, mais où tes profs, tes ministres sont noirs. Quand tu arrives en France, tu n’as pas de barrières sur ce que tu peux espérer de la vie. C’est très différent, je pense, pour un ou une Noire qui a grandi en France, dans un environnem­ent où il ne voit jamais son visage nulle part. Ce qui m’intéresse aujourd’hui, c’est de savoir pourquoi la France n’a pas produit ces auteurs. Ils n’écrivent pas ? Ils ne savent toujours pas lire ? Il y a, et c’est heureux, beaucoup de rap. Mais où sont les livres ?

Virginie Despentes – Comment expliquez-vous cela ?

Léonora Miano – Soyons très honnêtes. Je ne pense pas qu’un éditeur qui tombe sur un texte extraordin­aire refuse de le publier. On ne peut donc pas dire que ce seraient les éditeurs qui auraient muselé toute une partie de la population.

Virginie Despentes – Je pense que les comités d’auteurs français les rejettent en toute sincérité. Ces textes ne sont pas compris ou reconnus, même s’ils sont bons. Il y a encore des barrières de race et de classe. Tant qu’il n’y aura pas d’éditeurs noirs qui ont grandi en France, cela ne changera pas.

Léonora Miano – Oui. Je suis arrivée un peu à reculons chez Grasset. Manuel Carcassonn­e m’a très bien parlé d’un texte que j’avais envoyé – et je ne lui avais même pas envoyé un texte complet ! Comme j’ai beaucoup d’ego, il faut que le monde soit à mes pieds ! (rires) C’est comme ça qu’il faut faire quand tu es une minorité. Le monde ne t’attend pas, il faut que toi tu t’attendes.

Virginie Despentes – Souvent, la chose qu’on te reproche n’est pas celle qui dérange vraiment. Je pense que la vraie charge explosive de Crépuscule du tourment, c’est la colère et la puissance qui se dégagent. Les femmes ne disent pas ce qu’on attend qu’elles disent, sur la sexualité, sur la race. Tout est décalé. Les gens n’aiment pas être déstabilis­és. Je peux peut-être davantage me le permettre parce que, depuis Baise-moi, j’ai coché toutes les cases qu’on attendait ! Vernon, qui a été très bien accueilli, est aussi un personnage masculin. Je pense qu’un personnage féminin aurait été accueilli différemme­nt. Et une Africaine encore autrement.

Léonora Miano – En 2008, il y a des critiques qui m’avaient dit que les Blancs ne pouvaient pas me lire parce que je faisais dire au personnage des choses qui ne sont dites que dans un entre-soi de Noirs. On imagine toujours que les minorités ressemblen­t à Nelson Mandela et Martin Luther King. Qu’elles sont là pour vous offrir votre rédemption. On préfère penser que tout le monde est content de parler français et de manger avec une fourchette. Il y en a qui veulent que les Blancs crèvent. Qui ne les aiment pas. Qui ont du ressentime­nt, de la colère, et qui l’expriment.

“même précaire, tu restes Blanc. Ton histoire reste celle de la ‘grandeur’. Pareil avec la virilité. Les hommes appartienn­ent à la famille des conquérant­s” Virginie Despentes

Je pense que cela doit avoir sa place dans les livres. C’est ce qui choque aussi : que des gens qui sont nés ici refusent à ce point de faire partie du système. Tu vis dans un pays où on t’explique que ces tortionnai­res de tes ancêtres sont en fait des héros et qu’on ne va jamais en parler. Qu’on n’inventera jamais ce monde où l’on pourrait être ensemble. Il me semble qu’il faut que chacun abandonne quelque chose. Est-ce que tu acceptes de modifier la notion d’héroïsme et dire que l’homme qui a écrit le code noir ne peut pas être un héros ? Peut-on décider qu’il n’y ait plus de rues Colbert partout ? Quand tu es Blanc, peux-tu renoncer aux privilèges que ça te donne, à l’idée même de la race ?

Virginie Despentes – Même précaire, tu restes Blanc. Ton histoire reste celle de la “grandeur”. C’est pareil avec la virilité. Les hommes appartienn­ent à la famille des conquérant­s.

Léonora Miano – Beaucoup d’hommes ne savent pas comment sortir de ça. Le thème de la virilité m’intéresse beaucoup. Peu d’hommes la questionne­nt ouvertemen­t. Le rappeur et dramaturge D’ de Kabal travaille en ce moment sur une reconstruc­tion sensible de la masculinit­é. Il a créé des groupes de paroles d’hommes en France, à New York, aux Antilles. Il aborde le consenteme­nt de l’homme dans les rapports sexuels. Ils n’ont pas toujours envie, mais le masculin est de vouloir. J’ai traité de la masculinit­é avec le personnage d’Amok, détesté des lecteurs noirs. Dans le premier tome, il a des pannes sexuelles, or les Noirs ont la réputation d’être des étalons – au moins, ça, ils savent faire, croient-ils.

Léonora Miano, vous avez écrit une tribune dans suite à la mort d’Adama Traoré. Pourquoi est-ce important de réfléchir à la place de l’homme noir dans l’espace public ?

Léonora Miano – On ne dit pas que le rapport des policiers avec d’autres hommes est imprégné de représenta­tions qui leur ont été transmises. Les hommes noirs décédés ont toujours été littéralem­ent écrasés par d’autres, on leur est monté dessus. J’ai été bouleversé­e par la manière dont la famille d’Adama Traoré a été traitée. Le premier réflexe a été de mentir, ça ajoute à la violence létale. Le titre de la tribune, “Marianne et le garçon noir”, sera celui d’un ouvrage collectif à paraître à la rentrée où des hommes noirs prennent la parole : comment construire sa masculinit­é dans un environnem­ent qui reste la propriété d’autres hommes qui peuvent donner aux femmes noires des positions sociales qu’ils ne peuvent pas, eux, leur donner. Un homme ne peut pas s’identifier à Christiane Taubira, il est assigné à la bouffonner­ie, au rap, au foot, au stand-up. Les possibilit­és de réalisatio­n de soi ne sont pas offertes, et c’est mal

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vécu. Cela influe sur les choix amoureux. La relation la plus fluide sera vécue avec celle qui ne te renvoie pas à tes propres impossibil­ités.

La déconstruc­tion de la virilité est-elle un thème de Vernon Subutex ?

Virginie Despentes – Vernon n’a pas de virilité classique, parce qu’il est passif et vulnérable.

Léonora Miano – Cela le rend touchant et beau. Il rencontre Marcia, qui est transsexue­l, et en tombe amoureux. Qu’elle soit dotée d’un pénis ne le perturbe pas. Il est fou d’elle. J’aimerais pouvoir être trans naturellem­ent ! Mon idéal serait d’être née homme et femme. Longtemps, je me suis sentie ainsi dans ma tête, j’aimerais avoir le corps qui correspond. En Afrique centrale, on pense que chacun naît avec un double intérieur de l’autre sexe, qui lui murmure les messages de l’autre genre.

Virginie Despentes – Quand on y réfléchit, être pleinement les deux, c’est le mieux… L’imaginaire ne peut-il pas suffire ? Léonora Miano – Pas toujours. Parfois, on a envie de faire les choses de manière concrète, sans accessoire­s. Tout n’est pas perdu, on verra à la prochaine incarnatio­n (rires).

Virginie Despentes – On peut aussi compter sur une améliorati­on des accessoire­s telle qu’à un moment donné on pourra peut-être se greffer un pénis pour la journée et ressentir et faire ressentir réellement. Avec les imprimante­s 3D, on peut déjà l’imaginer…

Léonora Miano – Aujourd’hui, on parle beaucoup de la multiplici­té des genres. Cela a toujours existé de ressentir une inadaptati­on, de sentir être davantage que ce qu’on te dit être. Mais en parler ne signifie pas que c’est plus accepté. Le monde reste homophobe et transphobe.

Même la question du féminin, très explorée, reste encore très normée…

Virginie Despentes – Ce que c’est d’être une femme est encore plus normé et défini aujourd’hui. Avant, dans le bac à sable, tu ne distinguai­s pas les petits garçons des petites filles. Aujourd’hui, même les enfants de 3 ans sont genrés. L’assignatio­n est pire qu’il y a quarante ans. Pourtant, il y a plus de non-Nicole Kidman que de Nicole Kidman.

Dans vos romans, Léonora Miano, vous faites des récits de féminités transgress­ives, puissantes et inattendue­s…

Léonora Miano – Je n’écris pas pour que les gens aient envie de partir en vacances en Afrique. Je ne bride pas mes personnage­s féminins sous prétexte que ce sont des femmes, mes personnage­s me ressemblen­t. Mais si on parle de sexualité, je n’ai pas inventé l’eau chaude par rapport à la littératur­e européenne ou américaine des années 1970 et 1980. La nouveauté, la transgress­ion, c’est que ce sont des femmes noires. Les personnage­s de femmes du premier tome ont été dites dominées, elles ne le sont pas, elles font des choix. Il suffit qu’il y ait une femme battue dans mon livre pour que toutes les femmes africaines le soient. Les femmes occidental­es se sont inventées plus libres que les autres. Pourtant, on est effaré devant les statistiqu­es françaises du viol ou des violences faites aux femmes.

Dans vos livres, il y a le “Nord” pour l’Europe et le “Continent” pour l’Afrique. Pourquoi ne pas nommer ?

Léonora Miano – Cela me permet de faire de la fiction et de ne pas trop écrire “Afrique”, l’appellatio­n d’un espace nommé par l’Europe. Ce mot n’existe pas dans l’Afrique subsaharie­nne, la colonisati­on l’a apporté. Il faudrait se le réappropri­er pour qu’il ne soit plus un des rouages de l’Europe capitalist­e. On a oublié que l’humanité s’est fréquentée très longtemps avant qu’il y ait la race et le capitalism­e tel qu’on le connaît. Puisqu’on a connu autre chose, on peut inventer autre chose. L’Europe n’est conquérant­e, pour devenir l’Occident, que depuis le XVe siècle. L’occidental­isation de l’Europe, c’est son ensauvagem­ent. L’histoire de la grandeur est l’obsession de tous. Donald Trump scande “America great again”, François Fillon voulait rendre à la France sa première place, Emmanuel Macron veut lui rendre son esprit de conquête. Quand un Occidental commence à me parler de conquête, j’ai tendance à me crisper, à me dire que les premiers à morfler vont encore être nous ( rires). Conquête veut dire subalterne­s, on ne

fraternise pas avec eux. La plupart des gens n’ont pas envie d’être des dominants.

Virginie Despentes – Y compris en Hongrie et aux Etats-Unis. La plupart d’entre nous ne sommes pas assoiffés de pouvoir. La sortie du capitalism­e et du libéralism­e tels qu’on les connaît est une question de survie. Il est possible de changer la formule qui nous constitue depuis six siècles.

Vous estimez possible la réalisatio­n d’une “mondialisa­tion” heureuse ?

Léonora Miano – Cela ne doit peut-être pas s’appeler mondialisa­tion. On peut changer de système, ce ne sera pas facile car il y a un certain confort à évoluer dans la réalité qu’on connaît, qu’on sait “gérer”, même si on en souffre. Le saut dans l’inconnu est excitant pour moi mais il terrifie la plupart des gens.

Virginie Despentes – Depuis trente ans, on subit la propagande du “Il n’y a pas d’alternativ­e”. Cette propagande est une narration, une fiction. Il y a des milliers d’alternativ­es. Notre espèce est capable de s’adapter et de changer.

Léonora Miano – On s’adapte, on invente, même brutalisés, on crée de la beauté. Le jazz est né d’une rencontre très violente, de métissages qui se sont faits dans le viol.

Un thème central de vos livres est la question de la transmissi­on intime et collective…

Léonora Miano – Cette question obsède des personnes qui abritent en elles des mondes opposés, des mémoires non réconcilié­es. Mes personnage­s ne peuvent pas transmettr­e un patrimoine subsaharie­n “authentiqu­e” et ne sont pas non plus des Occidentau­x. Ici, je suis exotique. Pour des tas d’Africains, je suis très blanche, raconter des filles avec des filles serait occidental. C’est hypocrite. Pendant longtemps, ces sociétés n’ont pas réprimé l’homosexual­ité. Sa répression arrive avec la colonisati­on et l’évangélisa­tion. En Afrique, on ne définit pas les gens par leur pratique sexuelle. En revanche, il y a beaucoup de définition­s pour des catégories de genre. On peut dire qu’un homme a un esprit féminin, il reste un homme, cela ne le disqualifi­e pas qu’il s’occupe des enfants. Mais la colonisati­on a imposé ses critères.

Peut-on dire que l’écriture vous a sauvé la vie ?

Léonora Miano – Oui, clairement. Pendant longtemps, ce n’était pas la carrière que j’envisageai­s, écrire était tellement vital et intime, ça ne pouvait pas être un métier ! Jusqu’ici, je n’ai écrit que pour sauver ma peau, je pense en avoir fini avec ça.

Virginie Despentes – A quel signe voyez-vous cela ?

Léonora Miano – Je ne ressens plus cette même rage, je n’ai plus mal aux mêmes endroits. Je ne vais pas écrire des feel-good books pour autant ( rires) ! Je vais avoir 45 ans, et je suis contente de ne pas m’être suicidée à 30 ans. Je trouvais alors la vie longue et dure. Mon premier livre est sorti l’année de mes 32 ans.

Virginie, écris-tu toujours pour sauver ta vie ?

Virginie Despentes – Plus aujourd’hui. A part pour Baise-moi, que j’ai écrit très vite, écrire a été très difficile au début, mais c’est ce que je voulais faire. Cela a été un effort de publier, d’entrer dans un monde qui m’était étranger. Quand j’écris Baise-moi, je n’écris pas contre Saint-Germain-des-Prés, je n’ai même pas idée que ça existe. Je suis arrivée à Grasset à 28 ans. J’ai découvert un endroit de Blancs. Y a-t-il d’autres endroits complèteme­nt blancs en France ? On ne souligne pas assez à quel point le désir de France blanche de certains est une utopie irréalisab­le. Je ne sais même pas si cela a déjà existé.

Léonora Miano – Vos livres ont un univers d’auteur tellement fort… Ils ont fait du bien à beaucoup de gens, ils ont sauvé des vies. J’étais très fan, aussi parce que vous êtes une femme qui parle de sexe crûment. Cela fait longtemps que la France est très mélangée. Et c’est pour toujours.

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