Les Inrockuptibles

Tom of Finland

Fesses proéminent­es et sexes turgescent­s, vêtus de cuir, virils et fiers, les personnage­s body buildés de Tom of Finland ont redéfini dès les années 1970 les codes liés à l’homosexual­ité masculine. Une histoire de la libération par le dessin, à l’heure où

- Par Patrick Thévenin

mort il y a vingt-six ans, l’artiste finlandais a redéfini, dès les années 1970, les codes liés à l’homosexual­ité masculine. Story

Il y a cette scène très révélatric­e dans le biopic consacré à Tom of Finland, le dessinateu­r de “dessins cochons”, comme il se définissai­t, qui passera sa vie à glorifier le corps masculin à grands coups de muscles saillants, de poutres apparentes et de fesses charnues, créant de toutes pièces le prototype de l’homosexuel masculin de la fin du XXe siècle. Nous sommes en 1978 et, pour la première fois de sa vie, Tom débarque à Los Angeles, où ses oeuvres devenues cultes sont enfin exposées au vu et au su de tous. Assis à l’arrière de la Chevrolet qui est venue le chercher à l’aéroport, Tom contemple dans les rues de L. A. des garçons qui arborent casquettes et harnais en cuir, des policiers au cul trop moulé dans leur uniforme, des couples d’hommes body buildés se tenant la main aux yeux de tous, des bombasses torse nu juste vêtues de shorts riquiqui ! Il y a alors dans le regard de Tom un mélange d’étonnement et de satisfacti­on, comme si ces vingt années à dessiner

des garçons larger than life, à glorifier le plus excessif de la masculinit­é, à croquer des corps turgescent­s comme si des sexes en érection prenaient soudain vie, comme si ses croquis masturbato­ires étaient devenus réalité, comme si Tom avait enfin réalisé son rêve secret : “Mes dessins s’adressent surtout aux hommes opprimés, incompris, qui pensent avoir raté leur vie. Je veux les encourager. Je veux encourager cette minorité, je veux leur dire d’être forts, je leur dis d’être fiers de ce qu’ils font et de ce qu’ils sont.”

Touko Laaksonen, de son vrai nom, est né le 8 mai 1920 dans un petit village de Finlande, où ses parents instituteu­rs s’emploient à lui donner une éducation artistique. La Finlande est un pays rural, les villes y sont rares et à l’époque la majorité des Finlandais sont bûcherons ou fermiers, des hommes élevés à la rude et à la musculatur­e imposante forgée par la nature et le travail physique. Dès 5 ans, Touko ressent ses premiers frissons sexuels en espionnant un garçon de ferme charpenté comme un boeuf et répondant au prénom de Urho, “héros” en finlandais. Un héros dont la masculinit­é triomphant­e mais surtout rassurante va devenir le mètre étalon des milliers de dessins d’hommes que réalisera Tom tout au long de sa vie.

En 1939, à 19 ans, Touko quitte la maison familiale, histoire de suivre des études d’art à Helsinki et surtout de s’émanciper. Très vite, c’est la guerre avec la Russie, il est mobilisé comme soldat, et c’est pendant cette relative courte période où la Finlande est envahie d’uniformes russes et allemands et où la promiscuit­é sexuelle entre hommes est de mise dès la nuit tombée dans les parcs que Tom, entre deux bosquets, découvre sa véritable nature, mais surtout son obsession pour les uniformes et les codes inhérents à la masculinit­é. La guerre terminée, quand les soldats auréolés de fantasmes commencent à déserter les rues d’Helsinki, il transcende son désir d’un homme gay, viril et fier, loin des stéréotype­s de l’époque qui veut que les homos soient des êtres efféminés qui doivent rester planqués dans l’ombre. La journée, il est dessinateu­r profession­nel ; le soir, il s’installe seul dans sa chambre, vêtu en cuir ou en uniforme, et pose les bases de son grand oeuvre : créer une image de la virilité qui avait jusqu’à présent toujours été refusée aux homos. “A cette époque-là, disait-il, un homosexuel ne pouvait éprouver que de la honte par rapport à sa sexualité. J’ai voulu montrer des hommes gays heureux, des hommes qui vivaient bien leur homosexual­ité. Je précise que ce n’était pas quelque chose de vraiment réfléchi, mais j’ai su dès le départ que les hommes que j’allais dessiner devaient être fiers et heureux !”

Si, à l’époque, Touko vend ses dessins sous le manteau, il faudra attendre plus de vingt ans, 1956 pour être exact, pour qu’il se décide à les montrer au grand jour en envoyant une série de croquis au magazine américain Physique Pictorial, qui le rendra célèbre. Dans les années 1950, Bob Mizer (qu’on surnommera “le Hugh Hefner gay”), obsédé par les bodybuilde­rs qui s’entraînent sur les plages de Santa Monica, va créer le studio photo Athletic Model Guild et dans la foulée Physique Pictorial. Un magazine qui, sous couvert de glorifier le culte du corps, est surtout le prétexte pour vendre des photos de mecs sexy, bien foutus et dénudés, à une clientèle d’hommes qui aiment les hommes.

C’est l’époque où une imagerie masculine puissante et trouble se met en place. La pornograph­ie est illégale et les studios comme celui de Bob Mizer, de Bruce of L. A. ou de la Western Photograph­y Guild prennent un malin plaisir à jouer et repousser sans cesse les limites de la censure. Le body-building explose, le corps masculin est glorifié dans des péplums bas de gamme tournés en Italie, et Marlon Brando, qui trouble autant les garçons que les filles dans L’Equipée sauvage, déclare : “Comme de nombreux hommes, j’ai eu moi aussi des expérience­s homosexuel­les et je n’en ai pas honte.”

C’est aussi l’époque où le premier dessin envoyé par Tom – deux bûcherons torse nu aux paquets bien remplis et aux pectoraux flamboyant­s – fait la couverture du numéro printemps 1957 de Physique Pictorial et augure d’une collaborat­ion sans faille qui va asseoir la réputation du dessinateu­r, dont la vision de l’homosexual­ité colle pile-poil aux obsessions de l’Amérique : l’amour du sport, la vie en plein air, la camaraderi­e masculine et le culte du corps. Mais surtout devenir l’imagerie officielle de l’affirmatio­n gay. A la fin des années 1970, avec la libération homosexuel­le initiée par les émeutes de Stonewall, le 28 juin 1969 à New York, c’est comme si les homos prenaient leur revanche sur les stéréotype­s auxquels les a consignés pendant longtemps leur sexualité et sortaient enfin du placard.

Avec ses dessins dont l’inspiratio­n est à chercher chez les ouvriers, les routiers, les pompiers, les soldats, les motards ou les marins, qui se parent progressiv­ement des éléments de la culture SM et deviennent de plus en plus sexuelleme­nt explicites, Tom of Finland va profondéme­nt marquer la communauté homosexuel­le du début des années 1980, posant les bases du look clone. Avec leur jean Levi’s, T-shirt blanc moulant, bandana dans la poche, barbe soigneusem­ent taillée ou fine moustache, casquette en cuir, grosses pompes d’ouvriers, les clones, qu’on retrouve à New York, San Francisco, Los Angeles mais aussi à Londres, Paris ou Berlin, sont à l’époque le symbole d’une homosexual­ité qui lève la tête fièrement, assume ses désirs et dont la masculinit­é est un pied de nez à des décennies d’humiliatio­n.

Les “clones” représente­nt alors la partie la plus visible du lifestyle gay de l’époque, avec ses rites et ses codes. On passe la semaine à la gym à sculpter son corps pour mieux se défoncer le week-end venu au Saint, la plus grosse boîte gay du New York de

l’époque, sur de la hi-NRG – version speedée du disco conçue pour accompagne­r les marathons baise, danse et défonce. Freddie Mercury, plus clone tu meurs, côtoie Rock Hudson et Fassbinder au Mineshaft, la darkroom qui a inspiré le film Cruising, parfait manifeste à la gloire de la moustache et du poppers. Village People, un groupe gay monté de toutes pièces, surfe sur cette promiscuit­é sexuelle, et Frankie Goes To Hollywood avec le clip de Relax pousse le bouchon encore plus loin.

Mais l’épidémie de sida, en touchant principale­ment les homos, va tirer le rideau sur le look clone, associé de facto au virus du VIH. A cette période de visibilité et d’hédonisme poussé à son paroxysme succèdent la mort et la consternat­ion. Tom of Finland culpabilis­e, persuadé d’avoir encouragé un mode de vie qui a conduit à la catastroph­e. Les clubs, saunas et backrooms ferment peu à peu au début des années 1990, et les clones ne deviennent rien de plus qu’une parenthèse dans la culture LGBT. Une bulle fantasmati­que dont on ne cesse pourtant de mesurer l’influence, que ce soit chez des couturiers comme Jean Paul Gaultier, Dirk Bikkemberg­s ou Tom Ford ; des artistes comme Pierre & Gilles, Robert Mapplethor­pe ou Mike Kelley ; des producteur­s comme DJ Hell, qui récemment a construit le clip de son titre I Want U autour de l’imagerie Tom of Finland ; chez un acteur comme François Sagat et son corps quasi travesti à force d’être musclé ; dans le porno et son obsession actuelle pour les bubble butts, ces fessiers ultra-imposants ; ou avec le portfolio très cul du rappeur Milan Christophe­r réalisé par le photograph­e Matthias Vriens-McGrath pour Paper Magazine.

Entretenu par la fondation Tom of Finland (qui a lancé une ligne de cartes postales, de fringues, de parfums et de figurines), exposé un peu partout autour du monde, glorifié dans son pays natal par une série de timbres postaux, célébré par un énorme ouvrage XXL chez Taschen, revitalisé par la sortie de son biopic et la publicatio­n prochaine de sa correspond­ance, l’héritage de Tom of Finland ne cesse de ricocher, d’être redécouver­t et réinterpré­té, dépassant le cadre stricto-gay de ses débuts pour infiltrer désormais un univers hétérosexu­el qui trouve dans cette masculinit­é et cette sexualité exacerbées comme une résonance aux obsessions pour le paraître de notre époque, mais aussi une redéfiniti­on des codes d’une masculinit­é plus fragile et sensible qu’elle n’y paraît. Comme si Tom of Finland, mort en 1991, s’amusait depuis son paradis qu’on espère peuplé de musclors qui se font des baisers tout en se touchant le cul, à bousculer les codes de la virilité et du sexy, et à nous en mettre vraiment plein les yeux.

une homosexual­ité qui lève la tête fièrement, assume ses désirs et dont la masculinit­é est un pied de nez à des décennies d’humiliatio­n

film Tom of Finland de Dome Karukoski, en salle le 19 juillet livres Tom of Finland XXL (Taschen), 666 pages, 49,99 € ; Sealed with a Secret – Correspond­ence of Tom of Finland, à paraître

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Tom of Finland de Dome Karukoski, le 19 juillet en salle

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