Les Inrockuptibles

Un enfer en Mitteleuro­pa

CLAUDIO MAGRIS se penche sur l’histoire de Trieste durant la Seconde Guerre mondiale. Un récit total qui rappelle l’existence du seul four crématoire d’Italie.

- Classé sans suite (L’Arpenteur Gallimard), traduit de l’italien par Jean et Marie-Noëlle Pastureau, 480 pages, 24 €

CES JOURS-CI, L’ITALIE A FÊTÉ

UN ANNIVERSAI­RE plutôt émouvant : les cinquante ans de chroniques de Claudio Magris dans le Corriere

della sera. C’est en effet le 15 octobre 1967 que l’auteur triestin, alors jeune universita­ire de 28 ans, signait son premier article. C’était sur un livre de Max Brod, l’écrivain de langue allemande ami de Kafka. Juste avant, il avait soutenu une thèse démontrant l’importance fondamenta­le de la composante juive dans la culture mitteleuro­péenne.

Parce que pour le romancier et essayiste, la Mitteleuro­pa est depuis toujours son espace, son champ

d’étude et d’inspiratio­n. Ainsi ce nouveau livre, construit à partir d’un personnage réel, Diego de Henriquez, qui a passé sa vie à collection­ner des armes afin de créer un musée “destiné à devenir, par l’exposition de tant d’instrument­s de mort, un instrument

de paix”, explique l’auteur. Magris imagine qu’une jeune femme est chargée de répertorie­r la collection, rechercher l’histoire de chaque arme. Elle se plonge dans les écrits du collection­neur et dans ses propres origines familiales. Luisa, juive par sa mère, est petite-fille de déportés. Son père était un AfroAméric­ain en poste à Trieste. Ainsi se mêlent différents parcours, des armes, du collection­neur et de Luisa, qui se rejoignent tous en un point central : la Seconde Guerre mondiale. Le livre est construit comme le musée lui-même, le lecteur passe d’une salle à l’autre et de découverte­s en découverte­s. On retrouve dans ce texte hors norme les préoccupat­ions de l’auteur de Microcosme­s : la mémoire, la complexité de l’histoire, les crimes perpétrés pendant la guerre, l’horreur du génocide juif et surtout Trieste, sa ville, ce lieu très particulie­r tout à l’est de l’Italie continenta­le où se croisent les cultures germanique, latine et slave, et où l’on parle indifférem­ment allemand, italien ou slovène.

L’immense romancier tient le compte des trous noirs de l’histoire et restitue l’incroyable pagaille de la fin de la guerre en Istrie où s’entretuent nazis, fascistes, partisans, Yougoslave­s. Au centre de son livre, il a placé la Rizerie de San Sabba, lieu sinistre qui se dresse à quelques encablures de la ville, camp de concentrat­ion et seul four crématoire d’Italie. Dans Trieste, on dit que le collection­neur avait consigné dans ses carnets les graffitis des déportés, où apparaissa­ient les noms de ceux qui les avaient dénoncés.

Les graffitis ont disparu, les carnets aussi, ils contiennen­t la honte de l’Europe et leur ombre plane encore sur la ville. Sur ce non-dit, Magris construit son livre, restituant des scènes, une soirée très chic où, en 1945, se croisent Allemands nazis et riches Italiens, pointant l’hypocrisie d’une classe dominante compromise prompte à se refaire une dignité. Et comme toujours, ce lettré germaniste force le respect par son érudition et la vision du monde qu’il propose depuis cinquante ans : un monde où les frontières sont faites pour être traversées. Sylvie Tanette

Dans Classé sans suite, l’immense romancier tient le compte des trous noirs de l’histoire

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