Les Inrockuptibles

La vie des réfugiés à Tel-Aviv

- TEXTE Julien Rebucci PHOTO Corinna Kern pour Les Inrockupti­bles

Originaire­s d’Afrique, des milliers de réfugiés jugés indésirabl­es survivent dans la ville israélienn­e

Originaire­s d’Afrique, DES MILLIERS DE RÉFUGIÉS (sur)vivent à Tel-Aviv, vitrine moderne de l’Etat hébreu, dans une situation de précarité entretenue par le gouverneme­nt de Benyamin Netanyahou. La plupart se retrouvent autour du Levinsky Park, “le parc pour ceux qui n’ont rien”.

“Au Soudan, j’avais le choix entre la mort ou la prison. Je n’ai pas choisi Israël mais seulement d’être en vie” ELSADIG, 37 ANS

ADEM EST BOUGON. LA PORTE DES TOILETTES EST BRINQUEBAL­ANTE. Tournevis à la main, il tente d’y remédier, mais sans grand succès. A côté de lui, Yaser le charrie : “Visse plus fort !” “Occupe-toi de tes ballons

et laisse-moi faire”, lui rétorque-t-il. Des ballons gonflables, le sol de l’entrée du centre communauta­ire Wadi Hawar en est jonché. Des bleus, des jaunes, des rouges et des violets. La mission a été confiée à deux trentenair­es, lunettes de soleil sur le front, Yaser et Bakri. Car ce dimanche, c’est jour de fête au sein de la communauté soudanaise de Tel-Aviv. On célèbre la naissance d’un enfant. Alors, chacune des mille personnes qui fréquenten­t l’endroit, situé dans le quartier pauvre de la gare routière, donne un coup de main.

Les gens appartenan­t à cette communauté font partie des 39 000 réfugiés qui vivent actuelleme­nt en Israël. Les chiffres varient mais selon l’ONG Hotline for Refugees and Migrants, qui leur apporte une aide sociale et juridique, plus de 90 % viennent de deux pays spécifique­s de l’est de l’Afrique : le Soudan et l’Erythrée. Depuis le milieu des années 2000, beaucoup ont fui les régimes dictatoria­ux d’Omar al-Bachir (Soudan) ou d’Isayas Afeworki (Erythrée). A l’époque, il est encore relativeme­nt facile et peu onéreux de traverser l’Egypte puis le désert du Sinaï pour rejoindre Israël. D’autant plus que l’Etat hébreu, signataire de la Convention du 28 juillet 1951 relative au statut des réfugiés (plus connue sous le nom de Convention de Genève), leur offre la garantie qu’ils ne pourront pas être renvoyés vers leur pays d’origine.

La réalité n’en est pas moins cruelle et nous est racontée par trois membres du centre communauta­ire où sont dispensés des cours d’hébreu et d’informatiq­ue : Yaser, Elsadig et Salah. Cela fait sept ans qu’ils ont quitté le Soudan. Assis sur une chaise en plastique devant une tasse de café, dans la petite arrière-cour, Elsadig, 37 ans, s’étonne quand on lui demande pourquoi il a choisi Israël comme destinatio­n : “C’est la guerre chez nous. Au Soudan, j’avais le choix entre la mort ou la prison. Je n’ai pas choisi Israël mais seulement d’être en vie.” A côté de lui, ses deux amis baissent alors les yeux, un signe qui vaut acquiescem­ent. Pour eux, comme pour beaucoup de réfugiés, la “Terre promise” n’en a que le nom. La politique menée envers les réfugiés par Benyamin Netanyahou, Premier ministre depuis 2009 (après l’avoir déjà été entre 1996 et 1999), figure parmi les plus répressive­s. Les chiffres sont éloquents : depuis sa création en 1948, Israël n’a octroyé le statut de réfugié politique qu’à moins de 200 personnes.

“On ne veut pas de nous, confie Salah, 35 ans, d’une voix si basse qu’il faut tendre l’oreille pour l’entendre. Pourtant,

nous ne sommes pas des terroriste­s, nous n’appartenon­s pas à Daech.” “On demande seulement une protection et un statut. Nous ne sommes

pas des migrants économique­s mais des réfugiés”, abonde Elsadig qui a poursuivi un cursus universita­ire dans l’humanitair­e au Soudan, avant de rejoindre Israël. Yaser, lui, reste silencieux. Il n’a que 32 ans mais les stigmates sur son visage lui en donnent facilement dix de plus. Notamment ses yeux. Yaser a failli perdre la vue, lors de sa traversée du terrible désert du Sinaï qui sépare l’Egypte d’Israël, les pupilles brûlées par le soleil. Aujourd’hui, son oeil gauche reste particuliè­rement abîmé. Originaire d’un petit village de la région du Darfour, il n’est qu’un enfant lorsqu’il doit fuir les attaques pour rejoindre la capitale, Nyala. En 2003, le conflit éclate dans cette province du Soudan. Yaser est suspecté de faire partie de la rébellion. Plusieurs fois torturé, il a la chance d’être finalement relâché. D’étape en étape, il traverse l’Egypte et rencontre un passeur qui lui promet une arrivée en Israël pour 3 000 dollars. “C’est là que le pire

a commencé”, confie-t-il, glaçant.

A l’époque, le trafic des migrants dans le Sinaï est “géré” par des Bédouins. Jean-Marc Liling, directeur du Centre pour les migrations internatio­nales et l’intégratio­n (Cimi), détaille : “On nous a rapporté l’existence de nombreux camps de torture, où les ravisseurs s’adonnaient au trafic d’organes qu’ils revendaien­t ensuite sur les marchés du Caire. On estime qu’un quart des réfugiés arrivés en Israël sont passés par des camps de torture. Les Bédouins les rançonnaie­nt. Cela pouvait aller jusqu’à

30 000 dollars.” Yaser a lui aussi subi la détention : sa famille a dû verser 8 000 dollars pour qu’il puisse poursuivre son voyage vers Israël, non sans avoir été torturé au moyen de câbles électrique­s.

Il traverse finalement la frontière où il est rapidement récupéré par des militaires de Tsahal. Il séjourne brièvement dans la prison de Saharonim, située dans le désert du Néguev, où sont regroupés de nombreux réfugiés. Le bras cassé, il ne se voit appliquer que de la pommade sur ses nombreuses brûlures, avant de quitter l’endroit pour rejoindre Tel-Aviv. Mais dans la capitale économique d’Israël, parfois comparée à la Silicon Valley pour sa concentrat­ion d’industries de hautes technologi­es, les zones d’accueil sont rares. Comme la quasi-totalité des réfugiés, il trouve asile à Levinsky Park, au sud de la ville, jusqu’à ce qu’il entre en contact avec une ONG grâce à laquelle il peut soigner ses blessures.

A son maximum, Israël a accueilli environ 60 000 réfugiés, avant la fermeture, décidée par Benyamin Netanyahou, de la frontière entre l’Egypte et Israël en 2011. Beaucoup d’entre eux n’ont alors pour unique repaire que ce petit espace vert surnommé “le parc pour ceux qui n’ont rien”, situé à quelques encablures de la gare centrale de bus de la ville. Il est occupé

toute la journée par les derniers arrivés sur place, dans l’attente d’un job de fortune, d’un logement de misère ou d’un visage connu, tout simplement – l’histoire de ce parc a fait l’objet d’un documentai­re, Levinsky Park, sorti en 2017. “Israël ne les reconnaît pas comme des demandeurs d’asile politique et préfère les considérer comme des migrants économique­s, explique Dror Sadot, porte-parole de l’ONG Hotline. L’administra­tion a refusé d’examiner leurs requêtes pendant près de dix ans.” Parallèlem­ent, le gouverneme­nt fait tout pour dissuader les réfugiés de s’installer. “Israël, qui ne s’est jamais conçu comme un pays d’immigratio­n non juive, n’a pas de volonté

d’intégrer ces nouvelles population­s”, déplore Jean-Marc Liling. Petit à petit, entre 2008 et 2012, le quartier se paupérise. Les Telavivien­s les plus aisés fuient la zone, ne laissant sur place que la population la plus précaire qui se sent abandonnée. La classe politique s’engouffre dans la brèche et tente de tirer profit de cette situation.

Dernier exemple en date, le 31 août 2017, lorsque Benyamin Netanyahou s’est rendu dans le quartier de Levinsky Park pour y exprimer son soutien à l’égard des habitants face à ceux qu’il qualifie d’“infiltrés illégaux”. Pour le directeur de la Cimi, le choix des mots n’est pas dû au hasard : “La sémantique est importante. Au lieu de parler de réfugiés, le gouverneme­nt parle d’infiltrés, ce qui a une connotatio­n beaucoup plus négative. Il cherche à faire peur aux habitants.” A cela, il faut ajouter les bâtons dans les roues mis par l’administra­tion. “Les réfugiés n’obtiennent qu’un visa temporaire qui ne leur garantit quasiment aucun droit, sauf celui d’être déporté”, regrette Dror Sadot.

Officielle­ment, ce bout de papier ne leur permet pas de travailler, même si les autorités ferment les yeux. Comme souvent en ce qui concerne les réfugiés en Israël, il y a la loi et l’esprit. Ils doivent le renouveler tous les deux mois et il n’est possible de le faire qu’à trois endroits seulement dans tout le pays. Anne Sapir, qui a travaillé comme volontaire durant trois ans pour l’African Refugee Developmen­t Center, témoigne de leur calvaire : “Une fois sur place, les réfugiés doivent affronter les humiliatio­ns de l’administra­tion. Aux personnes qui se disent en couple, on demande de prouver qu’elles le sont réellement, avec tout un tas de questions intimes…” Joseph, lui, n’a même pas cette “chance”. “Mes papiers

sont bloqués depuis 2012”, nous explique-t-il, en exhibant une photocopie officielle du gouverneme­nt israélien. Il est originaire du Sud-Soudan, indépendan­t depuis 2011, ce qui peut expliquer cette différence de traitement. Sans papiers, ce colosse à la chemise bleue, qui ne peut ni travailler ni obtenir de logement, se retrouve dans une impasse kafkaïenne. On le rejoint dans un petit café à l’orée du Levinsky Park. Sous la tonnelle qui protège la clientèle, exclusivem­ent composée de réfugiés, il nous raconte son parcours pour fuir la répression au Soudan. C’était en 2008.

Pendant ce temps, trois télévision­s installées côte à côte et branchées sur des chaînes américaine­s diffusent du football ou du catch. Joseph ne les regarde pas. “Personne n’aime rester ici,

mais au Soudan c’est encore plus dur”, lâche-t-il à voix basse. Malgré sa situation précaire, il est une figure respectée dans la communauté. D’obédience chrétienne (comme beaucoup au Sud-Soudan), il enseigne l’anglais à d’autres réfugiés grâce

à la Bible. Avec quelques traduction­s, il arrive à survivre. Mais à 50 ans, Joseph a passé l’âge de croire à un avenir heureux : “Je vis… Je vis sans espoir. Cela fait bien longtemps que je ne pense plus au jour d’après.”

L’espoir n’est pas non plus à chercher du côté

du gouverneme­nt israélien. Après la fermeture de la frontière en 2011, Benyamin Netanyahou a décidé de renforcer la loi anti-infiltrati­on (utilisée à l’origine dans les années 1950 pour lutter contre le terrorisme palestinie­n). Ainsi, en 2012, tous les réfugiés, qui essayaient d’entrer en Israël, devaient être incarcérés dans des camps comme celui de Holot, pour trois ans minimum. Face à la mobilisati­on des ONG d’aide aux réfugiés, la Cour suprême a cassé cette décision en 2013, limitant l’incarcérat­ion à un an. Depuis quelques mois,

“La sémantique est importante. Au lieu de parler de réfugiés, Netanyahou parle d’infiltrés, ce qui a une connotatio­n beaucoup plus négative” JEAN-MARC LILING, DIRECTEUR DE LA CIMI

elle a de nouveau été abaissée à soixante jours. Mais le gouverneme­nt ne s’est pas arrêté là et a mis en place des accords avec des pays tiers du continent africain pour expulser les réfugiés présents sur le territoire. Des accords secrets, des noms de pays non-divulgués. Selon un rapport de l’Irri (Initiative internatio­nale pour les droits des réfugiés) publié en septembre 2015, 1 500 réfugiés ont accepté “sous

une pression massive” de quitter Israël pour rejoindre le Rwanda ou l’Ouganda. En contrepart­ie, Israël fournit des équipement­s technologi­ques, des formations militaires et du matériel de surveillan­ce moderne à ces pays, d’après une enquête fouillée du quotidien allemand Die Tageszeitu­ng. Réduisant les réfugiés à un rôle de monnaie d’échange.

Dans l’arrière-cour du centre communauta­ire, l’évocation de ce système fait enrager Elsadig, bondissant presque de sa chaise en plastique : “Mais que vais-je donc faire en Ouganda, un pays qui n’a même pas de gouverneme­nt ? Je vais recevoir 3 500 dollars mais on va me confisquer mon passeport, ce n’est pas une propositio­n convenable. Attendez, l’Afrique est un continent, pas mon pays ! C’est inacceptab­le.”

Salah complète : “Ils ne veulent pas de nous, on s’en rend compte. Ils nous utilisent pour des métiers qu’ils ne veulent pas faire.” La nuit tombe. Les invités commencent à arriver pour célébrer la naissance du nouveau-né. Pour l’occasion, les femmes et les enfants ont revêtu leurs plus beaux habits. Avant de s’éclipser, on demande à Yaser s’il a un rêve : “Ça va te paraître futile, mais j’aspire seulement à la paix et qu’on puisse trouver un jour la sécurité…

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Ci-dessus : Yaser a subi rackets et tortures avant de pouvoir pénétrer en Israël. A droite : les réfugiés soudanais célèbrent une naissance dans le centre communauta­ire Wadi Hawar
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 ??  ?? En haut : Salah et Yaser dans les quartiers Sud de Tel-Aviv ; au fond, le centre moderne. Ci-dessus : Joseph présente une photocopie de ses papiers, “bloqués” par le gouverneme­nt israélien depuis 2012
En haut : Salah et Yaser dans les quartiers Sud de Tel-Aviv ; au fond, le centre moderne. Ci-dessus : Joseph présente une photocopie de ses papiers, “bloqués” par le gouverneme­nt israélien depuis 2012
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