Les Inrockuptibles

Léonor Serraille et Lætitia Dosch

Leur collision était inéluctabl­e. La cinéaste LÉONOR SERRAILLE voulait absolument faire tourner la comédienne LÆTITIA DOSCH. Dans Jeune femme, celle-ci compose un rôle génération­nel rappelant la Gena Rowlands des films de Cassavetes. Ensemble, elles parle

- TEXTE Serge Kaganski PHOTO Jehane Mahmoud pour Les Inrockupti­bles

La collision inéluctabl­e de la cinéaste et de l’actrice dans Jeune femme

ELLES FORMENT À LEUR CORPS DÉFENDANT UN VRAI DUO BURLESQUE. L’une est brune, timide, réfléchie, sérieuse, intellectu­elle ; l’autre est rousse, volubile, rigolote, extraverti­e. Le clown blanc, c’est Léonor Serraille, auteure de son premier film, Jeune femme, puissant et subtil portrait de femme, qui a reçu la Caméra d’or au dernier Festival de Cannes. L’auguste, c’est Lætitia Dosch. Actrice de cinéma ( La Bataille de Solférino, La Belle Saison,

Keeper…), danseuse, comédienne­auteure-metteure en scène de ses propres spectacles, elle est l’une des figures de proue de la nouvelle génération, au même titre que Vincent Macaigne ou Vimala Pons. Léonor et Lætitia ne se sont pas rencontrée­s par hasard ou par le biais d’un casting, mais parce que la cinéaste désirait la comédienne et personne d’autre.

Léonor — J’avais beaucoup aimé Lætitia dans La Bataille de Solférino, alors je l’ai googlée…

Lætitia — Ouais, YouPorn, tout ça… (rires) Léonor — Je ne lui ai pas fait passer de casting mais je lui ai écrit une lettre, en espérant qu’elle aimerait le scénario.

Ce bout de dialogue donne une petite idée de la façon dont elles interagiss­ent, exercice de parole duelle où elles s’amusent en réfléchiss­ant – ou le contraire – tout en avançant dans la pensée de ce qu’elles font et de ce qu’elles sont. Curieuseme­nt, Léonor pensait à des acteurs masculins, comme Patrick Dewaere ou David Thewlis ( Naked de Mike Leigh), et ne trouvait aucune comédienne qui soit leur équivalent au féminin. Jusqu’à ce que Dosch lui apparaisse comme une évidence. Ce cheminemen­t pose la question du genre d’un acteur, d’une actrice. “C’est terrible ce que je vais dire, poursuit Léonor, mais c’est peut-être plus facile de tout faire pour les hommes, de partir dans tous les sens, de tout oser, alors que les femmes jouent souvent selon la même couleur. Je souhaitais une comédienne qui puisse apporter plusieurs températur­es, qui porte plusieurs univers en un seul personnage, et c’est pour ça que j’ai pensé à Lætitia.”

Si la liberté de l’actrice rejoint celle du personnage, Lætitia n’est pas du tout Paula dans la vraie vie. La comédienne est évidemment très sensible au choix et aux mots de Léonor, d’autant plus que,

de son propre aveu, la plupart des réalisateu­rs ne savent pas comment l’identifier. “Les gens me disent : ‘On ne sait pas où te mettre, on ne sait pas qui tu es, on sait pas si tu es jolie ou moche’. C’était un problème, jusqu’à Léonor. Quelqu’un qui vous écrit une lettre d’une page et qui vous a vraiment vue, c’est touchant et ça n’arrive pas si souvent. D’un coup, ce qu’on me reprochait devenait une qualité.”

Comme son titre l’indique, le film parle d’une jeune femme, aujourd’hui, à Paris, en pleine déroute affective, profession­nelle et sans doute existentie­lle. C’est aussi une femme qui se bat, qui ne mâche ni ses mots ni ses actes, un être cash et pugnace qui évoque la Wanda de Barbara Loden ou les diverses incarnatio­ns de Gena Rowlands chez Cassavetes. Jeune femme est un film incontesta­blement féminin, sans doute féministe aussi, à moins que… Serraille elle-même manie les étiquettes avec prudence, par crainte de réductionn­isme. “L’équipe était féminine, ce dont je me suis rendu compte sur le plateau. Mais j’ai engagé ces personnes parce que j’aime leur travail, pas parce qu’elles sont femmes. Le film est forcément

“Je filme parce que dans la vie, les choses ne sont pas comme on veut, alors qu’au cinéma, tout est possible” LÉONOR SERRAILLE

un peu féministe puisqu’il raconte l’histoire d’une femme qui s’affranchit de tout, mais je ne me suis jamais dit, pendant l’écriture, que je voulais faire un film féministe. Je voulais déployer un personnage (sans avoir d’étiquette en tête)et le voir devenir sujet. Ça aurait pu être l’histoire d’un homme, sauf que c’est une femme.”

Dans “jeune femme”, il ne faudrait pas oublier “jeune”, comme le souligne Lætitia Dosch qui y voit un film sur la précarité contempora­ine, la difficulté de s’insérer dans la vie adulte et le marché du travail. “C’est autant là-dessus que sur le féminisme, insiste-t-elle. C’est sur les gens qui s’émancipent de l’obligation de réussite sociale, de carrière. En même temps, il faut aussi de l’ambition, mais une ambition qui ne se situe pas dans l’argent ou le statut.” Les deux jeunes femmes enchaînent alors spontanéme­nt sur les difficulté­s du métier, la frilosité des décideurs, la dictature de plus en plus prégnante du bankable et de ses fausses idées. Léonor se souvient ainsi d’une productric­e “qui m’avait dit que mon scénario ne donnait pas une bonne image des femmes”.

Actu oblige, la conversati­on dérive vers l’affaire Weinstein, la place des femmes dans nos sociétés et la meilleure façon

d’accompagne­r leur combat. “La liste des victimes de Weinstein, ce ne sont que des grandes actrices, alors je me sens un peu complexée de ne pas y être. (rires) Plus sérieuseme­nt, on a l’impression de voir des concours de qui a souffert le plus, comme dans ce clash entre Angot et Rousseau. Ça m’a choquée. Moi, ce sont des questions qui me rendent plus muette que bavarde. Les deux se sont fait malmener sur la place publique, c’est très contre-productif.” Léonor Serraille a découvert le cinéma tardivemen­t. Ado, sa passion était

la littératur­e. Après ses 18 ans, venant habiter à Paris avec son copain, elle se met à aller beaucoup au cinéma, au hasard des films à l’affiche dans

son quartier. “On a vu Palindrome­s de Todd Solondz, Les Poupées russes de Cédric Klapisch, des films japonais, africains… J’avais un rapport émotif aux films, il n’y avait pas de lois, je ne théorisais pas. Je voyais peu de films français. Je ne connais pas la Nouvelle Vague, j’ai un peu honte… J’ai vu les premiers Kechiche, les Dardenne… ” Elle découvre l’existence de la Fémis à 23 ans, réussit le concours à sa seconde tentative. Le cinéma la séduit par son aspect collectif : “Aller au bout d’un truc ensemble en voyant les talents de chacun, ça m’a plu.” De son côté, Lætitia Dosch voulait être Meryl Streep, qu’elle idolâtrait. Mais croyant que comédienne n’était pas un métier pour elle, elle est d’abord passée par la danse, puis par le théâtre avec la découverte de Shakespear­e. C’est la rencontre amoureuse avec un acteur qui l’a convaincue qu’il était possible de gagner sa vie en faisant ce métier. “A part Meryl Streep, j’aimais beaucoup les films avec Johnny Depp ; et les John Waters, Emir Kusturica, Tim Burton… Dans les années 90, on découvrait aussi River Phoenix, Keanu Reeves… J’ai aimé aussi les films français de cette époque, les comédies mélancoliq­ues de Laurence Ferreira Barbosa ( Les gens normaux n’ont rien d’exceptionn­el, J’ai horreur de l’amour...), Pierre Salvadori (Les Apprentis), Catherine Corsini (La Nouvelle Eve)…”

On musarde sur l’essence de l’acteur. A l’instar du critique et cinéaste Luc Moullet, auteur de Politique des acteurs, Dosch estime que les acteurs construise­nt une oeuvre et que les critiques n’en parlent pas toujours très bien. La comédienne a d’ailleurs écrit une série de textes sur certains d’entre eux dans les Cahiers du cinéma (Julianne Moore, Didier Bourdon, Emmanuelle Devos…). Sur un plateau de cinéma, elle aime autant être contrôlée que laissée libre : “Ça donne Bresson ou Cassavetes, mais les deux ont fait de très beaux films et le jeu des acteurs est beau chez les deux.” Pour sa part, Léonor est très attachée aux acteurs, comme le prouve le soin apporté aux seconds rôles dans son film, tous marquants malgré leur peu de temps de présence à l’écran. Elle a un avis ferme sur la question : “Les acteurs sont toujours bons dans le cinéma américain, même dans les mauvais films, alors que, désolée, ce n’est pas toujours le cas des acteurs français ; beaucoup de films français seraient meilleurs si les petits rôles étaient plus forts, plus travaillés”, dit-elle sans la moindre trace d’arrogance. On se quitte avec la fameuse question que Libération posa jadis aux cinéastes. Alors, Léonor Serraille, “pourquoi filmez-vous ?” “Je me souviens de la réponse de Beckett à ‘Pourquoi écrivez-vous ? – Bon qu’à ça’. Classe. Moi, je filme parce que dans la vie, les choses ne sont pas comme on veut, alors qu’au cinéma, tout est possible.” Et vous, Lætitia, pourquoi jouez-vous ? “Parce que j’aime bien entrer dans la vie d’autres gens pour comprendre des choses, et puis parce que ça me permet d’y cacher mes secrets. On peut parler avec les spectateur­s de choses intimes sans que ça le soit.” Jeune femme de Léonor Serraille, sortie le 1er novembre Un album Spectacle de et avec Lætitia Dosch, jusqu’au 5 novembre au Théâtre du Rond-Point, Paris VIIIe

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