Les Inrockuptibles

Steven Pinker

A travers le monde, la violence est en perpétuel déclin, siècle après siècle, décennie après décennie, démontre l’universita­ire américain STEVEN PINKER dans un essai qui appelle aussi à rester vigilants pour la combattre.

- TEXTE David Doucet et Olivier Mialet ILLUSTRATI­ON Adrià Fruitós pour Les Inrockupti­bles

Dans un essai, l’universita­ire américain prédit la fin de la violence

ATTENTAT À MOGADISCIO, TUERIE À LAS VEGAS, MASSACRE DES ROHINGYAS EN BIRMANIE. Difficile de croire que nous traversons “l’époque la moins

violente de toute l’histoire de l’humanité”. C’est pourtant la thèse défendue par Steven Pinker, célèbre professeur de psychologi­e à Harvard. Dans un volumineux ouvrage qui emprunte autant à l’histoire qu’à la psychologi­e ou à l’anthropolo­gie, ce chercheur démontre que la violence n’a jamais cessé de diminuer au cours des siècles, qu’il s’agisse des guerres et des conflits, mais aussi des comporteme­nts vis-à-vis des femmes, des enfants et même des animaux. S’appuyant sur des milliers d’études statistiqu­es, il explore le comporteme­nt humain de la préhistoir­e au Moyen Age, de l’Empire romain à l’Inquisitio­n en passant par les croisades, afin de démontrer que, contrairem­ent à nos idées reçues, notre monde s’est considérab­lement apaisé.

N’est-il pas compliqué de faire une tournée de promotion sur le déclin de la violence quelques jours seulement après le massacre de Las Vegas ?

Steven Pinker —

Non, parce que cette tragédie n’est pas représenta­tive et ne concerne qu’une part infime du théâtre de la violence. Prenons le terrorisme. Il repose sur la propagatio­n de la peur, et ça fonctionne parce que nous en parlons beaucoup, mais le nombre de morts n’a pas cessé de baisser aux Etats-Unis depuis vingt-cinq ans. Même les régions du monde notoiremen­t dangereuse­s ont vu leur taux d’homicide diminuer. Parmi les 88 pays pour lesquels on dispose de données fiables, 67 ont connu une baisse de la violence au cours des quinze dernières années.

Vous vous situez à la croisée de l’histoire, de la psychologi­e et de l’anthropolo­gie. Comment résumez-vous votre méthodolog­ie ?

Je m’attache vraiment aux chiffres et je mets en perspectiv­e ces statistiqu­es avec les analyses et le contexte historique d’une époque. La baisse de la violence appelle une explicatio­n psychologi­que et historique, afin de comprendre comment l’esprit humain se comporte face à des circonstan­ces changeante­s.

Votre livre commence avec l’histoire d’Otzi, un homme préhistori­que que l’on a retrouvé criblé de flèches dans un glacier des Alpes, un exemple pour vous de la brutalité des sociétés du passé. Vous remettez complèteme­nt en question l’idée du “bon sauvage” ?

J’ai constaté, en me fondant sur des données historique­s, que les peuples de la préhistoir­e connaissai­ent des taux

de mortalité extrêmemen­t élevés, que l’on retrouve d’ailleurs dans les sociétés de chasseurs-cueilleurs traditionn­els. Le passage, il y a cinq mille ans, de l’anarchie de ces sociétés vers les premières civilisati­ons dotées d’un Etat, s’est accompagné d’une diminution des actes violents, notamment d’un taux de mort violente divisé par dix. Plus les gens dépendent les uns des autres, moins ils ont de raisons de se nuire. La vie en société requiert une maîtrise des émotions et une valorisati­on de la civilité.

La relative paix dans le monde occidental, en réaction aux tragédies du passé, nous rend-elle moins sensibles face à la violence et à la nécessité de la réduire à nouveau ?

C’est juste mais ce n’est pas uniquement dans le monde occidental. Il y a un exemple que l’on oublie souvent, parce que l’on a une vision négative de la Chine communiste d’aujourd’hui, mais il n’y a pas eu de grands conflits en Asie depuis 1977 et la guerre du Vietnam. Pourtant, il ne faut pas penser que la paix est un état naturel chez l’homme et oublier tous les efforts consentis par nos ancêtres pour combattre la violence. La violence est un danger qui continue à nous guetter… Je souhaite que mon livre permette de comprendre ses ressorts et montre qu’il est encore possible de la réduire, que ce n’est pas une utopie ou une vision romantique à la John Lennon et Yoko Ono.

Après la Seconde Guerre mondiale, il y a eu l’émergence d’une génération “plus jamais ça”. Mais on voit, avec l’apparition de leaders comme Poutine, Trump ou Kim Jong-un, que le risque d’un conflit armé existe. Est-ce que cela ne viendrait pas contrarier vos thèses ?

On ne peut pas prédire l’avenir. Trump et Poutine mettent vraiment la paix en danger mais heureuseme­nt, ils ne sont pas tout seuls. Le reste du monde est conscient des dangers d’une guerre mondiale et garde en mémoire les souvenirs des guerres du XXe siècle. Et malgré les menaces d’aujourd’hui, nous n’avons pas réédité les violences des guerres du Vietnam ou de Corée.

Vous affirmez que le recul de toutes les formes de violence est un processus constant dans l’histoire, avec des accélérati­ons subites et de longues périodes de stagnation. La chute la plus brutale de la violence intervient dans les derniers siècles, avec le développem­ent de l’éducation et de la démocratie.

L’éducation et la connaissan­ce sont des outils très puissants, parce qu’ils permettent d’en savoir plus sur les désastres passés et d’éviter de nouveaux conflits. Autrefois, par exemple, les richesses d’une contrée attiraient la conquête guerrière. De nos jours, même si la Silicon Valley produit beaucoup de richesses, personne ne songe plus à l’envahir.

Vous affirmez que la féminisati­on de nos sociétés est l’un des facteurs expliquant la réduction de la violence.

La violence est une activité largement masculine dont se détournent davantage les cultures qui accordent plus de pouvoir aux femmes. Statistiqu­ement, il y a dix fois plus de crimes commis par les hommes. La gloire, la réputation, l’honneur, sources d’agression et de conflits, sont vraiment l’apanage des hommes.

Cette violence masculine n’est-elle pas culturelle ? Ne peut-on imaginer une société où les rôles seraient inversés ?

Une société où les choses sont réellement inversées n’a jamais existé. Les amazones sont un mythe. Mon analyse relève des stéréotype­s mais ils ne sont pas tous faux. Il y a une différence entre les hommes et les femmes face à la violence, mais est-elle biologique ou culturelle ? Il n’existe pas de société où les femmes sont plus violentes que les hommes. Et l’on peut faire le même constat avec la plupart des mammifères. Cela s’explique aussi de manière biologique, puisque les hommes ont une stature plus puissante et un taux de testostéro­ne beaucoup plus élevé. Cela ne veut absolument pas dire que les tendances sociales ne peuvent pas avoir un impact sur les comporteme­nts. La preuve, c’est que tout au long de l’histoire de l’humanité, les mâles ont été de moins en moins enclins à la violence. Dans le passé, dans la plupart des sociétés, les hommes tiraient leur prestige de leur capacité à répondre à l’insulte par la force, d’où par exemple l’éthique du duel. De nos jours, ils gagnent en estime en réagissant de façon plus responsabl­e, en réprimant leur propre violence et leurs émotions. C’est un processus très bien décrit par le sociologue Norbert Elias, qui analyse sur le long terme ce qu’il appelle “le processus de civilisati­on”.

On présente souvent le commerce comme un élément primordial de ce processus de civilisati­on, mais le capitalism­e et le consuméris­me, qui ravagent la planète, ne sont-ils pas une forme de violence dramatique ?

La notion de “doux commerce” remonte aux Lumières, à Montesquie­u, à l’abbé de Saint-Pierre, et cet aspect pacificate­ur a été aussi démontré par l’Américain Alexander Hamilton ou par Adam Smith. Il est évident que les sociétés fondées sur le commerce ont tendance à être moins belliqueus­es. En ce qui concerne l’environnem­ent, on ne peut parler de violence que de façon métaphoriq­ue. Il est important de clarifier les termes : la violence répond à des définition­s précises. Pour qu’il y ait violence, il faut qu’il y ait une intention de causer de la souffrance. Dans le cas d’un accident de voiture, par exemple, on ne parle pas de violence mais de tragédie. De plus, les pays capitalist­es ne sont pas les seuls responsabl­es de la pollution, tous les pays industrial­isés le sont, notamment les pays communiste­s.

“Plus les gens dépendent les uns des autres, moins ils ont de raisons de se nuire. La vie en société requiert une maîtrise des émotions et une valorisati­on de la civilité” STEVEN PINKER

De façon surprenant­e, vous affirmez que les années 60-70, considérée­s aujourd’hui comme un âge d’or pour la libération des moeurs, ont été, particuliè­rement aux Etats-Unis, une période de violence inédite. Pourquoi cette faille dans le “processus de civilisati­on” ?

Tous les pays ont connu cet épisode d’augmentati­on des crimes et des délits à des degrés divers. Cela contredit les stéréotype­s sur les sixties censées être l’ère du “peace

and love”. La question est : pourquoi ?… Ce n’est pas à cause des inégalités sociales, car cette époque était bien plus égalitaire qu’aujourd’hui. Ce n’est pas à cause de difficulté­s économique­s ou du chômage, puisque le marché du travail était proche du plein emploi. Une des explicatio­ns serait l’arrivée des génération­s du baby-boom aux âges où se commettent le plus de crimes, entre 15 et 30 ans. Cela n’explique pourtant pas l’augmentati­on de la criminalit­é qui, si elle avait été proportion­nelle à l’accroissem­ent du nombre de jeunes, aurait été de 13 % alors qu’elle a été de 135 %. Les jeunes n’étaient pas simplement plus nombreux, ils étaient aussi plus violents. On peut penser que cette inflation démographi­que a submergé les institutio­ns juridiques et policières. Mais ce n’est certaineme­nt pas une coïncidenc­e si le grand changement culturel des années 1960 portait une tendance à dénigrer le self-control, à célébrer la spontanéit­é et à encourager un laisser-aller. Si l’on en revient à Norbert Elias, pour qui la tendance à réfréner ses pulsions tend à diminuer la violence, les sixties poussaient au lâcher-prise, à la libération des pulsions – “If it feels good, do it” (“Si tu le sens,

fais-le”) –, et donc on peut voir dans ce refus des inhibition­s une des explicatio­ns à la multiplica­tion des agressions et des délits.

Votre analyse revient à mettre à l’honneur l’idée de progrès, un concept critiqué par le postmodern­isme. Cela ne revient-il pas à réintrodui­re l’inégalité entre les cultures ? N’est-ce pas une forme d’ethnocentr­isme ?

Non, ce n’est pas de l’ethnocentr­isme, il ne s’agit pas de comparer l’Ouest et l’Est, un pays à un autre. Mais à partir du moment où l’on admet que le crime est mauvais, que le viol est mauvais, que battre les enfants est mauvais et que la pratique du viol est plus fréquente dans telle ou telle culture, on peut légitimeme­nt critiquer cette culture. Cette accusation d’ethnocentr­isme peut être comparée aux arguments des défenseurs de l’esclavage aux Etats-Unis qui affirmaien­t, face à l’abolition : “De quel droit jugez-vous notre système économique et notre mode de vie ancestral ?”

Si la violence est en recul, elle n’a jamais été aussi présente et visible sur les écrans de télévision, d’ordinateur ou de smartphone. Comment expliquez-vous ce paradoxe ?

Je ne pense pas que ce soit un paradoxe car la violence ne fonctionne pas de cette façon. Il y a toujours eu des spectacles et un imaginaire violents. Que l’on songe à Shakespear­e, aux tragédies grecques, à l’Ancien Testament ou à la Crucifixio­n… Les gens ne réagissent pas comme des robots qui répliquera­ient à chaque acte violent dont ils sont témoins. Pour qu’il y ait passage à l’acte, il faut un élément déclencheu­r, qu’il relève d’un conflit ou d’une idéologie.

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