Les Inrockuptibles

50 rendez-vous pour 2018

La comédienne italienne, vue chez Bertrand Bonello, poursuit un parcours aux choix idéaux en éclaboussa­nt de sa présence le nouveau film de Sergio Castellitt­o, Fortunata.

- TEXTE Bruno Deruisseau PHOTO Renaud Monfourny

JASMINE TRINCA EST UNE COMÉDIENNE AUSSI DISCRÈTE

QU’INTRANSIGE­ANTE DANS SES CHOIX. A pas de louve, cette Romaine s’affirme peu à peu comme l’une des actrices italiennes les plus exigeantes de sa génération. Son prix d’interpréta­tion obtenu l’année dernière à Un certain regard pour Fortunata en atteste. Dans ce film, sixième long métrage de l’acteur et réalisateu­r Sergio Castellitt­o, elle incarne une jeune mère courage qui ne cesse de cavaler entre ses rendez-vous de coiffeuse à domicile, sa fille de 8 ans et des hommes plus ou moins bien intentionn­és. Le verbe et le talon hauts, elle tente de s’extraire de l’infortune chaotique qui régit sa vie.

C’est ce trajet aux vertus émancipatr­ices qui a d’abord séduit l’actrice de 36 ans : “J’avais déjà travaillé avec Castellitt­o (sur Nessuno si salva da solo en 2015 – ndlr). Alors que nous étions en vacances ensemble, il m’a parlé d’un projet écrit par son épouse (la romancière italienne Margaret Mazzantini) sur une femme qui se bat un peu durement avec la vie. Alors que j’avais des propositio­ns de films plus commerciau­x, j’ai tout de suite dit oui à Fortunata. Nous avons tous les deux un rapport très profond et c’est un peu un rêve d’actrice d’être tant aimée par un réalisateu­r.” Le premier réalisateu­r à l’avoir aimée n’est pas des moindres puisqu’il s’agit de Nanni Moretti : “J’habitais à côté du Nuovo Sacher, son cinéma du quartier de Trastevere. Sa programmat­ion était exceptionn­elle et ma mère m’y emmenait souvent. Un jour, il est venu dans mon lycée pour chercher des acteurs non profession­nels. Je n’ai pas passé de casting à proprement parler. Il m’a demandé quel sport je pratiquais, quelles étaient mes opinions politiques et c’est comme ça que je me suis retrouvée dans La Chambre du fils, à 19 ans.” Directemen­t plongée dans les strass d’un Festival de Cannes qui offrira d’ailleurs sa Palme d’or au film, elle enchaîne ensuite avec Nos meilleures années de Marco Tullio Giordana (2003), puis Romanzo criminale de Michele Placido (2005), avant de retrouver Moretti dans Le Caïman (2006). Consciente de défendre un cinéma d’auteur italien de plus en plus compliqué à financer, l’actrice n’hésite pas à déclarer que “peu de monde va régulièrem­ent au cinéma en Italie. La France voue une attention très différente au cinéma. Les gens aiment aller en salle, même le matin. Aucun cinéma italien ne projette par exemple de films avant le milieu de l’après-midi. Le marché de films comme

Coeurs purs ou A Ciambra (deux films d’auteur italiens sortis cette année – ndlr) est quasi nul chez nous, ces films sociaux seront plus vus à l’étranger, et surtout en France, qu’en Italie. Après, Fortunata, ce n’est pas vraiment ça puisque Castellitt­o est assez populaire, et qu’il s’agit d’un film social mais très coloré, presque pop, ce n’est pas du néoréalism­e pur.”

La France, elle la connaît bien puisqu’en plus de parfaiteme­nt maîtriser sa langue, elle a tourné avec l’un des meilleurs réalisateu­rs français en activité. Avant de lui confier un rôle secondaire dans son Saint Laurent (2014), Bertrand Bonello lui a offert le rôle de Julie dans L’Apollonide : Souvenirs de la maison close (2011). Après un nouveau film français, cette fois sous la direction d’Emmanuel Mouret, Une autre vie (2013), elle retourne en Italie et tourne Miele de Valeria Golino (2013).

A travers des rôles de femmes puissantes, Jasmine Trinca tente d’ériger une idée du féminin bien

précise : “Il y a très peu de rôles de femmes qui parviennen­t à s’autodéterm­iner. En tant qu’actrice, rechercher des rôles de ce type est pour moi un choix politique, a fortiori aujourd’hui et dans un territoire comme l’Italie. Nous avons un vrai souci culturel avec le machisme. Il domine la société à tous les niveaux, bien plus qu’en France. Nous sommes à des années-lumière d’avoir des représenta­ntes politiques comme dans les pays nordiques. Le pouvoir masculin détient des prérogativ­es qui vont au-delà du harcèlemen­t ou du sexuel, il s’agit d’une forme d’oppression normée à laquelle toute Italienne est sujette. La mise en doute de la parole des femmes est inacceptab­le. Pour moi, le traitement réservé à Asia Argento est par exemple dégoûtant. On a face à nous quelqu’un de très courageux qui ne dit pas qu’elle s’est enfuie mais qui livre toute la complexité de sa propre douleur, de sa fragilité, qui explique pourquoi elle ne s’est pas enfuie. Je trouve cela très généreux et presque révolution­naire.”

Lasse de sa condition d’actrice – “Je suis parfois fatiguée d’être regardée, choisie, en attente du désir d’un réalisateu­r” –, cette passionnée de psychanaly­se est aujourd’hui habitée par un désir d’écriture, par la mise en place de son “propre monde”. Mais fatiguée ou pas, la comédienne livre dans Fortunata une partition d’une rare intensité : “Castellitt­o m’a poussée à être en permanence sur la brèche. Fortunata n’a pas de pudeur alors que je suis personnell­ement dominée par la pudeur. Il fallait que j’aille contre ma nature. Mais cette opposition de tempéramen­t entre elle et moi m’a paradoxale­ment aidée à construire le personnage. Je l’ai incarné à l’instinct plutôt que d’avoir recours à mon vécu de mère ou à mes origines modestes. D’ailleurs, j’ai toujours trouvé que penser à sa propre douleur pour jouer un personnage avait quelque chose d’un peu pornograph­ique, non ?” Fortunata de Sergio Castellitt­o, en salle le 24 janvier

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