Les Inrockuptibles

“La société est de plus en plus violente”

Cataloguée auteure de best-sellers, Delphine de Vigan creuse un sillon bien plus profond et explore avec son écriture au couteau les dessous d’un monde contempora­in d’une grande brutalité réelle ou symbolique. La preuve une fois encore avec son nouveau ro

- TEXTE Nelly Kaprièlian PHOTO Marion Berrin pour Les Inrockupti­bles

AU DÉBUT, ON NE LA PRENAIT PAS TROP AU SÉRIEUX. MAIS DEPUIS SES DEUX DERNIERS ROMANS,

Rien ne s’oppose à la nuit (2010) et D’après une histoire vraie (2015, récemment adapté par Roman Polanski), Delphine de Vigan est devenue plus qu’une romancière à succès : un écrivain à part entière. De roman en roman, elle interroge un même sujet qui, on le sent, la travaille en profondeur : la violence. Une violence qu’on dirige contre soi-même au risque de se détruire (son premier roman sur son anorexie, Jours sans faim, 2002, ou D’après une

histoire vraie), une violence sociale (dans le cas d’une SDF dans No et moi, 2007), la violence en entreprise ( Les Heures souterrain­es, 2009) et enfin (un peu dans tous ses livres), la violence familiale.

Les Loyautés, son tout nouveau roman, est de ceux-ci, qui met en scène plusieurs personnage­s meurtris depuis l’enfance. Hélène, une prof qui fut victime des coups de son père, remarque qu’un de ses élèves, Théo, ne va pas bien – ce qui laisse indifféren­ts le reste des professeur­s et l’école entière. Tiraillé entre ses parents divorcés, une mère pleine de haine contre son père et un père en phase de clochardis­ation, le gamin, qui n’a personne à qui parler, finit par se soûler entre deux cours, entraînant à sa suite un autre jeune, Mathis.

Delphine de Vigan met en scène, de façon sans cesse tendue, la spirale mortifère, insidieuse, d’une autodestru­ction, sous les yeux de tous, qui préfèrent regarder ailleurs par loyauté à ce qu’ils croient ou à certaines règles. Au risque d’une tragédie. Rencontre avec un auteur qui sait saisir les infimes nuances de ces vies invisibles, et avec une femme sensible, chaleureus­e et simple.

Comment avez-vous eu l’idée des Loyautés ?

Delphine de Vigan — On ne sait jamais comment nommer ce qui précède un livre – ce n’est pas une idée, ni un sujet, ni une impulsion. Je pense que ça a été la rencontre de deux élans. J’avais envie d’aborder le thème des loyautés, parce qu’il y en a plusieurs, et j’ai fait le constat que la loyauté, c’était une question que je me posais beaucoup à moi-même – avais-je été loyale ou pas ? –, généraleme­nt avec le sentiment de ne pas l’être, ou de l’être trop, ou d’être empêchée par une loyauté dont je ne saisissais pas vraiment les tenants ni les aboutissan­ts. C’est vraiment une question qui était assez récurrente, et j’en étais arrivée à la conclusion, sans doute insuffisan­te mais qui à ce moment-là a pu porter le projet, que c’était parce que j’étais enfant de parents séparés. Pour ces enfants, la question de la loyauté se pose très tôt, et de façon souvent oppressant­e. Par ailleurs, il y avait l’envie de revenir à une forme courte, d’écrire un livre très nerveux, dense, un livre qui serait un peu comme un coup de poing dans la gueule. Bref, de mettre en oeuvre une économie de moyens qui est, pour moi, très importante. Comment travaillez-vous ?

J’ai un moment de maturation très long, pendant lequel je n’écris pas mais où je construis l’histoire. En tant que lectrice, je peux aimer des livres qui sont à l’inverse de cette économie de moyens dont je parlais, mais je crois que ma recherche tourne autour de ça : pouvoir dire en un paragraphe ce que d’autres écriraient en vingt pages. Je ne cherche pas à dérouler un fil quand je le tiens, mais plutôt à aller à l’essentiel. Je cherche à créer un fort impact en peu de mots. Dans ce livre, contrairem­ent à ce que l’on dit généraleme­nt de la loyauté, celle-ci n’est pas toujours positive. Elle peut même mener au pire…

La seule pour qui la loyauté est vraiment positive, c’est Hélène. Pour moi, ce qui est important, c’est qu’elle soit fidèle à elle-même. Elle est allée au bout de sa promesse et de son intuition, elle veut sauver ce garçon. C’est elle qu’on appelle dès qu’il y a un danger. Et j’avais envie d’une réparation pour elle. Alors que les autres loyautés sont moins positives. Bien sûr, la loyauté, c’est ce qui nous construit, nous unit et nous porte, et je pense qu’elle est essentiell­e malgré tout. Mais c’est aussi très souvent ce qui nous empêche, nous entrave, ce qui parfois nous détruit. Je voulais que le roman, tout en étant très romanesque, raconte ça, mette cela en scène. Le conflit de loyautés qui fait souffrir Théo est vraiment au coeur du livre, mais je voulais que cela s’entoure d’un faisceau de loyautés diverses, visibles et invisibles. Le plus important, c’est d’être loyal à soi-même ?

Oui, sans doute, mais en étant loyal à soi-même c’est peut-être aussi là qu’on se trompe. On est taraudés par des tas de loyautés qui peuvent être aussi destructri­ces. Le plus important, c’est d’être en mesure de connaître et d’analyser ses propres loyautés. Sauf que ça, c’est peut-être l’affaire de toute une vie. On se rend souvent compte qu’on s’illusionne parfois sur les loyautés qu’on met en place, qu’on pense être loyal à soi-même ou à quelqu’un, mais que c’est infiniment plus complexe. A un moment de sa vie, quelque chose peut être salvateur, mais à d’autres moments, cette même chose peut nous détruire. Chez vous, la famille est souvent un lieu dangereux…

Ce n’est pas un scoop : c’est le premier clan auquel on appartient, c’est là que se jouent pendant l’enfance des tas de choses qui teinteront profondéme­nt nos relations avec autrui. Même quand on les a conceptual­isées, analysées, on n’en sort jamais vraiment. C’est ce qui me fascine.

L’école en prend plein la figure dans Les Loyautés…

Alors c’est malgré moi. En même temps, je suis assez ambivalent­e. Pour moi, l’école a été un lieu très important de constructi­on, elle m’a apporté énormément. L’école est associée à un lieu paisible d’ouverture aux autres, à d’autres modes de vie ou relationne­ls. Mais il est vrai que chez certains profs il y avait quand même un aveuglemen­t à l’égard du mal-être de certains élèves, dont le mien. Mais je suis plus inquiète sur ce que l’école est en train de devenir : un moule très étroit, normatif, qui ne tient pas compte des élèves qui ne rentrent pas dans ce moule-là. Et puis l’école devient de plus en plus élitiste, avec une injonction ultra précoce et destructri­ce de performanc­e, à être le meilleur, à savoir ce qu’on veut faire dès le plus jeune âge. C’est un phénomène récent : je n’ai pas du tout vécu ça comme

“Il y avait l’envie de revenir à une forme courte, d’écrire un livre très nerveux, dense, un livre qui serait un peu comme un coup de poing dans la gueule” DELPHINE DE VIGAN

élève, mais je l’ai vu en tant que parent d’élève. Et puis les professeur­s ne sont pas aidés, et pas valorisés, ni financière­ment ni sur le plan du statut, ce qui est dingue. Vous trouvez la société de plus en plus violente ?

Oui, et d’une manière très insidieuse. Ce côté très normatif, cette idée qu’il faut être parfait, qu’il ne faut pas perdre de temps, qu’on n’a pas le droit de se tromper, de trébucher, de chercher, de dire des conneries. Le développem­ent d’internet est, pour ça, assez terrifiant, parce que ce que l’on a dit ou fait laissera des traces, c’est comme des traînées indélébile­s qu’on laisse derrière soi. Du coup, la prise de parole, de débat, l’élan collectif sont beaucoup plus complexes. Intuitivem­ent, je crois que l’absence de débat intellectu­el est liée à cela. Regardez les émissions que faisait Polac, où tout le monde s’engueulait : la parole était tellement libre. C’est impossible aujourd’hui. Les interviews, ça vous angoisse ?

Oui, ça m’angoisse, je me sens très censurée à cause de ça. Car ça m’arrive, comme tout le monde, de dire des conneries, et j’ai besoin de confronter mes idées aux autres pour les faire évoluer. Mais j’ai l’impression que je ne peux pas : le moindre petit dérapage verbal prend une dimension parfois totalement disproport­ionnée.

“La violence est ce qui est à l’origine de l’écriture même. C’est important pour moi de nommer cette violence insidieuse, invisible” DELPHINE DE VIGAN

Qu’est-ce que le succès a changé pour vous ? Est-ce que ça a amplifié cette angoisse ?

Rien dans l’écriture, et je touche du bois pour que ça dure, j’ai l’impression d’être restée sur mon petit sillon, en train de creuser. Mais après Rien ne s’oppose à la nuit, j’ai eu peur de m’éloigner de ce chemin, c’est pour ça qu’il m’a fallu quatre ans pour écrire un nouveau roman. Mais c’est dans la façon dont on – j’inclus les autres auteurs – gère nos apparition­s médiatique­s qu’il faut être prudents. C’est la règle du jeu : il faut être médiatisés pour être lus, mais en même temps il faut être sélectifs sur ce que l’on fait. Dans mon cas, je veux vraiment choisir ce que je ferai, je ne veux pas en faire trop, heureuseme­nt que mon attaché de presse m’accompagne sur ce plan. Par exemple, je ne veux pas faire des émissions où les écrivains sont comme des bêtes de cirque, sont là simplement pour nourrir l’exigence que le spectateur a du spectacle, du divertisse­ment. La violence semble être votre sujet. En avez-vous conscience ? Etait-ce votre projet ?

J’en ai conscience, bien sûr, aujourd’hui je ne peux pas le nier. C’est quelque chose qui m’a surprise, mais en même temps je sais très bien pourquoi. Peut-être que ce qui me surprend le plus, c’est d’y revenir toujours, sous des formes à chaque fois différente­s. Dans l’écriture, il y a toujours un motif caché qui n’est pas celui qu’on a l’impression de poursuivre. Je voulais écrire sur les loyautés, mais je me rends compte que mon livre parle encore de la violence. Mais la violence est aussi ce qui est à l’origine de l’écriture même. C’est important pour moi de nommer cette violence insidieuse, invisible. Pas de nommer la violence que j’ai pu moi-même expériment­er, mais plutôt de voir comment, aujourd’hui, elle s’incarne dans notre société actuelle. Pour moi, de ce point de vue-là, Théo et Mathis sont vraiment des collégiens d’aujourd’hui. Par exemple, les jeunes boivent beaucoup plus maintenant, dès l’âge de 12, 13 ans, que notre génération. Quand et comment avez-vous commencé à écrire ?

J’ai commencé vers 12 ans un journal intime. Je les ai encore, tous ces carnets intimes. Je suis une espèce de maniaque de la mémoire. J’hésite à m’en débarrasse­r car j’ai toujours peur que quelqu’un se mette en tête de les publier, or ils sont impubliabl­es. Il n’y a pas de forme, ce sont vraiment des textes d’introspect­ion, je les tenais pour comprendre ce qui se passait autour de moi, pour mettre des mots sur ce qui se passait dans ma famille. C’est très précieux, car aujourd’hui ça me terrifie de voir à quel point on oublie les choses, ces choses qui nous constituen­t malgré tout et irradient encore. Quand je me suis plongée dans ces cahiers pour écrire Rien ne s’oppose à la nuit – ça a été la dernière fois car c’est quand même une épreuve –, j’ai réalisé que j’y décrivais des choses que j’avais complèteme­nt oubliées, sans doute pour pouvoir avancer. Or pour un écrivain, la mémoire est un matériau formidable. J’ai arrêté de tenir ces journaux à 29 ans, à la naissance de ma fille, pour des raisons de manque de temps car je travaillai­s aussi dans une entreprise. Et puis ensuite est arrivée une autre forme d’écriture, celle d’un livre. Pourtant, je ne me projetais pas en écrivain. Pour moi, écrivain, c’était tellement sacré que c’en était inaccessib­le. En revanche, à un moment, s’est imposé à moi de façon impérieuse un roman que j’allais envoyer à des éditeurs. C’était un texte humoristiq­ue, mais pas très abouti, pour lequel j’ai reçu des encouragem­ents de la part de certaines maisons d’édition. Ensuite, j’en suis venue à écrire Jours sans faim, qui était sans doute le texte que je portais depuis longtemps. Ça a été mon premier texte publié. Mais je ne me sentais pas légitime : j’avais écrit un texte autobiogra­phique, donc je ne me sentais pas du tout romancière, ni écrivain. Je me suis battue contre le sentiment d’imposture. Le succès est venu avec Rien ne s’oppose à la nuit, et d’une certaine façon ça amplifie l’inquiétude. Parce que je me disais que les gens l’avaient lu comme une histoire vraie, alors que c’est beaucoup plus compliqué que ça. Vous comprenez le phénomène d’empathie des lecteurs à l’égard de ce livre ?

Je le comprends, oui. Je pense que c’est une forme de gratitude plus que d’empathie que certains éprouvent à l’égard de ce texte, qu’ils aient été concernés par la maladie mentale eux-mêmes ou que ce soit quelqu’un dans leur entourage. Même si je ne l’ai pas écrit en me disant que j’allais parler au nom des gens qui souffrent de troubles mentaux, et que le livre permettrai­t de ne plus stigmatise­r leur souffrance. Le livre fait de ce personnage, Lucille, qui souffre de maladie mentale, une héroïne dans tous les sens du terme. Elle traverse avec courage l’épreuve terrible et lancinante qu’est la maladie. D’un point de vue romanesque, peu de choses ont été écrites à ce sujet. Les gens se sont vraiment attachés au personnage malgré ses failles. Avec que vous avez écrit ensuite, vous vouliez faire la démonstrat­ion de ce que c’est que d’écrire ? D’après une histoire vraie,

Oui, sans doute un peu. A un moment, je voulais même le conceptual­iser en forme d’essai. Mais ce n’est pas ma façon d’écrire. J’ai préféré le roman, je voulais faire quelque chose de ludique, que le lecteur soit un partenaire de jeu. Car bien sûr, écrire, c’est plus compliqué qu’il n’y paraît, ce qui peut être donné comme vrai peut bien sûr être inventé, et ce qui est de l’ordre de la fiction parle parfois de nous de façon infiniment plus intime, plus profonde. Qu’est-ce que c’est, une histoire vraie ? Je me suis dit “Je vais vous donner à croire à une histoire, puis vous en faire douter”. Quels sont les écrivains qui vous ont marquée ?

Laura Kasischke, Annie Ernaux, Virginie Despentes, Stephen King. Carrie est un chef-d’oeuvre. Au-delà du fantastiqu­e, il parle mieux que personne de l’adolescenc­e. J’aimerais écrire un livre de ce genre, qui pencherait aussi vers le fantastiqu­e.

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Paris, décembre 2017
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