Que le diable nous emporte de Jean-Claude Brisseau
Un marivaudage sexuel délirant et parfois drôle par un styliste parmi les plus originaux du cinéma français.
UNE JEUNE FEMME, SUZY (ISABELLE PRIM, AU PHYSIQUE ORIGINAL,
JOLIE, bizarre, androgyne), a perdu son téléphone. Camille le trouve (Fabienne Babe, admirable, qui avait joué dans De bruit et de fureur de Brisseau en 1988) et propose à Suzy de passer chez elle pour le récupérer. Mais entre-temps, Camille tombe sur des images érotiques de Suzy contenues sur son portable… Elles en discutent librement, Suzy a 25 amants et un 26e officiel, etc. Les deux finissent au lit. Clara (Anna Sigalevitch, magnifique sourire), la coloc de Camille, les surprend et se joint à elles dans l’extase.
Dans ce qui commence à ressembler à un gynécée, un homme va tenter de s’infiltrer, Olivier (Fabrice Deville). Il est amoureux de Suzy, mais c’est Clara qui va tomber sous son charme et le sortir de l’alcool. Puis Clara, qui vit de ses rentes, propose le gîte à Suzy, la femme sans bagages. Elle la loge au dernier étage, celui où vit son oncle, l’étrange “Tonton” (génial Jean-Christophe Bouvet), spécialiste de la méditation orientale et de la lévitation...
Tout ça, l’histoire, n’est pas le plus important, mais c’est du Brisseau à l’état le plus brut, sans distance – et pourtant cette comédie sentimentale, ce marivaudage est très drôle par moments. Avec des aspects politiques (les différences de niveau social des trois femmes), mystiques, des apparitions, des visions, des fantômes. Et puis le sexe, qui peut être à la fois un passage vers le sublime, le plaisir, et un outil de destruction (le sort que les parents de Camille lui ont fait subir quand elle était enfant…).
Le génie de Brisseau, c’est qu’il prend tout au pied de la lettre,
avec son esprit non formaté. Freud, Marx, la pensée orientale, le surréalisme, Sade, il les a tous lus et ingurgités. Il croit en eux comme à des dieux indiscutables, aisément mélangeables pour aboutir à son cinéma. Brisseau est un grand formaliste, un as roué du découpage et du plan (Hitchcock est un autre de ses dieux). Il crée un univers étrange, stylise complètement le réel. D’où des décors improbables, des intérieurs petits-bourgeois des années 1970… Mais cette désuétude fait partie de son trip et donne un aspect intemporel à tout.
Il y a une nouvelle fois des plans sublimes de beauté, renforcés dans la version 3D du film (car oui, il y a une version 3D de ce film), comme les scènes d’amour, ce long plan où Anna Sigalevitch s’endort sur le canapé de son amoureux, ou celui des amants enlacés dans le ciel.
Brisseau a été condamné à deux reprises, en 2005 et 2006, pour harcèlement sexuel sur deux actrices puis pour agression sexuelle sur une troisième. Il a purgé sa peine. Il continue à faire du cinéma, reste suspect aux yeux de certains. Une rétrospective très attendue devait être consacrée à son oeuvre en ce mois de janvier à la Cinémathèque française. Mais le contexte (le scandale de l’affaire Weinstein, la libération absolument nécessaire de la parole des femmes, l’intervention de la secrétaire d’Etat chargée de l’Egalité entre les femmes et les hommes et de certaines organisations féministes) a conduit la Cinémathèque, avec les félicitations de la ministre de la Culture, à reporter cette rétrospective.
Puisse ce nouveau film aider à sortir du purgatoire et à rendre à nouveau visible dans son intégralité une oeuvre particulièrement puissante, qui mérite amplement qu’on la regarde comme telle. Quitte à la rejeter sévèrement ensuite, si certains le jugent bon.
Que le diable nous emporte de Jean-Claude Brisseau, avec Fabienne Babe, Isabelle Prim, Anna Sigalevitch (Fr., 2018, 1 h 37)