Les Inrockuptibles

Livres

- Nelly Kaprièlian

Toni Morrison, Gabriel Tallent…

Sur la question de la “race” et du racisme, TONI MORRISON a écrit six conférence­s magistrale­s. A lire d’urgence dans le recueil L’Origine des autres.

QUAND TONI MORRISON A PRONONCÉ CETTE SÉRIE de six conférence­s à Harvard au printemps 2016, sur “la littératur­e de l’appartenan­ce”, “Barack Obama entrait alors dans la dernière année de son second mandat présidenti­el. Sa cote de popularité était en hausse. Le mouvement d’insurgés Black Lives Matter avait mis la brutalité policière au premier plan du débat national”, écrit l’essayiste et écrivain Ta-Nehisi Coates, auteur d’Une colère noire, dans sa préface à l’édition des conférence­s de Morrison, dont il se revendique. Lorsqu’elle était éditrice chez Random House, Morrison s’est investie de la mission de publier des jeunes auteurs africains-américains. Elle aura fait davantage en étant une figure tutélaire pour une jeune génération d’auteurs, et une inspiratio­n pour qu’ils fassent entendre leur voix et quittent cette place d’“Autres”, de “perpétuels étrangers” à laquelle les ont assignés les Blancs depuis des génération­s, c’est-à-dire au silence et à l’humiliatio­n.

A coups d’exemples littéraire­s, de témoignage­s d’esclaves, de journaux de propriétai­res d’esclaves, Morrison remonte à l’esclavage aux Etats-Unis pour fouiller, interroger sans cesse l’origine de ces “autres”, c’est-à-dire leur invention par toute une société qui semble en avoir besoin : pourquoi en effet faire de l’autre un “Autre” et vouloir dès lors l’asservir ? “Mais pour les humains en tant

qu’espèce avancée, notre tendance à isoler et à considérer ceux qui ne sont pas dans notre clan comme étant l’ennemi, les vulnérable­s et les défaillant­s qu’il faut contrôler, a une longue histoire qui ne se limite pas au monde animal ni à l’homme préhistori­que. La race a été un critère constant de différenci­ation, tout comme la richesse, la classe sociale et le genre, donc chacun est affaire de pouvoir et de contrôle.”

Et plus loin : “Quels sont la nature du confort que procure la fabricatio­n de l’Autre, son attrait, son pouvoir (social, psychologi­que ou économique) ? Est-ce le frisson qu’engendre l’appartenan­ce, qui implique de faire partie de quelque chose de plus grand que sa seule personne et donc plus fort ? Mon opinion initiale penche en faveur du besoin social/psychologi­que d’un ‘étranger’, d’un Autre, dans le but de définir le moi devenu étranger à lui-même (celui qui recherche la foule est toujours celui qui est seul).”

Si les Blancs américains ont si longtemps et implacable­ment eu besoin/ envie de réduire les Noirs en esclavage, de les déshumanis­er – les extraits des journaux de propriétai­res d’esclaves sont édifiants de brutalité, de férocité, dont les viols commis sur des femmes noires comme si ce n’était rien, qu’elles n’étaient rien –, pour mieux les maltraiter, ce serait donc aussi pour tenir à distance cette part d’étranger que chacun porte en soi, l’annihiler ; ou justifier leur sadisme, leur cruauté toute humaine – “La nécessité de faire de l’esclave une espèce étrangère semble une tentative désespérée pour confirmer que l’on est soi-même normal.” Ou prouver au clan qu’on lui appartient, qu’on y a sa place. En effet, ceux qui ont tenté d’aider, de protéger, voire de libérer des esclaves, se sont vus associer à eux par leur société, donc déshumanis­er et brimer de même.

C’est comme si le racisme était nécessaire aux Blancs pour se sentir encore plus blancs – soit plus forts, dominants. Toni Morrison étaye son propos à travers les textes de Flannery O’Connor, William Faulkner, et Hemingway (pour qui ce sera cruel), mais sonde aussi son propre travail, de L’OEil le plus bleu à Beloved, la façon dont elle a écrit ses romans, et c’est passionnan­t. Très rares sont les écrivains qui expliquent leurs intentions, et il fallait peut-être le prisme de la question de la “race”, du racisme, de la place des Noirs dans l’Amérique blanche, pour que Toni Morrison s’y livre : “Que l’on ait conscience de la race ou non, il existe en littératur­e tellement d’occasions de la révéler. Mais écrire de la littératur­e non coloriste sur les Noirs est une tâche que j’ai trouvée à la fois libératric­e et difficile.”

La dernière conférence de L’Origine des autres, “La Patrie de l’étranger”, aborde en toute cohérence la question des migrations dans le monde contempora­in en questionna­nt – voire dénonçant – la mondialisa­tion. Laisser des migrants, des hommes, des femmes et des mineurs, à la rue, n’est-ce pas encore une forme de déshumanis­ation de “l’Autre”, comme hier ? Et l’Amérique de Trump, ne prouve-t-elle pas un désir de revenir en arrière ? Ce livre de Toni Morrison est plus que jamais nécessaire.

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 ??  ?? L’Origine des autres (Christian Bourgois), préface de Ta-Nehisi Coates, traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Christine Laferrière, 96 p., 13 €
L’Origine des autres (Christian Bourgois), préface de Ta-Nehisi Coates, traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Christine Laferrière, 96 p., 13 €

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