Les Inrockuptibles

Espace sensible

Au Bangladesh, le DHAKA ART SUMMIT offre une alternativ­e aux propositio­ns artistique­s occidental­es à visée universali­ste. Compte rendu d’un festival où les artistes s’emparent des tensions géopolitiq­ues.

- Ingrid Luquet-Gad

TOUS LES ÉTÉS, ENTRE 1967 ET 1977, s’est tenu en Iran, dans la ville de Chiraz, le Festival des Arts. Dans le sillage de la décolonisa­tion, ce festival de performanc­e s’affirmait comme l’un des foyers intellectu­els les plus ardents de la redéfiniti­on d’une nouvelle avant-garde. A partir des anciennes périphérie­s, ces Suds ou “tiersespac­es”, s’invente une nouvelle avant-garde où la culture est d’emblée abordée dans un esprit d’altérité, ouvrant la possibilit­é d’articuler des pratiques différente­s voire incommensu­rables. Musique, danse et théâtre y tracent alors la préfigurat­ion sensible de la pensée du “Tout-Monde”, des décennies avant que le terme n’apparaisse sous la plume des penseurs postcoloni­aux au mitan des années 1990.

Lors de la dernière édition du Dhaka Art Summit, rendez-vous bisannuel bangladais abrité par la Shilpakala Academy, une section intitulée “Une scène utopique” présentait justement les archives de ce Festival de Chiraz-Persépolis. A l’initiative du curateur Vali Mahlouji, fondateur d’Archaeolog­y of the Final Decade – une plate-forme qui rassemble depuis Londres les archives d’événements artistique­s dont l’histoire de l’art officielle n’a pas gardé traces –, les souvenirs du festival iranien voisinaien­t avec une reconstitu­tion des quatre biennales d’art asiatique dont la première fut inaugurée en 1980. Ces inserts historique­s sont symptomati­ques du mode opératoire du sommet.

Fondé de toutes pièces en 2012 par le couple de collection­neurs Nadia et Rajeeb Samdani à la tête de la Samdani Art Foundation, le Dhaka

Art Summit hérite pleinement de ces modes de pensée à la fois régionaux et inclusifs, où se lit le refus de s’aplatir sous le rouleau compresseu­r du récit soi-disant universali­ste du modernisme occidental. Certes, les artistes rassemblés appartienn­ent à la région de l’Asie du Sud-Est, intégrant le Bangladesh à un arc reliant l’Afghanista­n à la Thaïlande. Pour autant, l’objectif n’est pas de délimiter une quelconque scène artistique spécifique, mais plutôt d’ouvrir des espaces discursifs autour de thématique­s géopolitiq­ues. Cela tient bien évidemment en grande partie à la spécificit­é géopolitiq­ue de la région.

Défini comme un “espace sensible” par l’anthropolo­gue Jason Cons, le Bangladesh est historique­ment partagé entre l’Inde et le Pakistan et aujourd’hui tiraillé entre l’afflux de réfugiés Rohingyas et la disséminat­ion de vingt millions de travailleu­rs bengalis à la surface du globe.

Dans cette poudrière qu’est le pays, les artistes sont les seuls à pouvoir s’exprimer en totale liberté. Un fait que souligne la commissair­e générale du Dhaka Art Summit, Diana Campbell Betancourt, qui glissera au passage que l’ancrage historique prévaut également contre la censure.

De fait, la partie contempora­ine de l’exposition parle sans détour des réalités d’un pays qui reste méconnu. On retiendra notamment les dessins au charbon de Prabhakar Pachpute témoignant de la pollution due aux industries lourdes ; les films de plages en apparence idylliques de Jakkai Siributr, point de départ et d’arrivée des réfugiés ; ou encore la tapisserie tissée à partir d’habits abandonnés sur ces mêmes plages de Kamruzzama­n Shadhin.

Le constat est clair : dans la région, les artistes pourraient devenir un réel contre-pouvoir

– à condition qu’existent les plates-formes pour diffuser leurs oeuvres. Pour l’instant, le Dhaka Art Summit reste l’une des rares éclaircies, si éclatante soit-elle. Dhaka Art Summit 2018 Shilpakala Academy, Bangladesh. Compte rendu

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The Outlaws Flag de Jakkai Siributr (2017)

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